sleeping city Nov. 02 Jun & Dai

Il était environ vingt heures, oui, il était assez tard. J'avais rendez-vous avec un homme que j'avais rencontré lors d'une soirée où je jouais avec un collègue. Je ne connaissais rien de lui, c'était d'ailleurs peut-être dangereux. Aussi bien l'un comme pour l'autre, car je pourrais très bien être un tueur en série. Toutefois, il m'avait dit qu'il viendrait.
L'homme en question était aussi un passionné de piano. D'après ce qu'il m'avait dit l'autre soir, il en jouait depuis fort longtemps. Nous avions un peu échangé sur le sujet et je lui avais parlé d'un endroit magique. C'était celui que je lui apprêtais à faire découvrir.
Nous n'avions pas eu le temps de faire ample connaissance, car avec un autre musicien, nous étions en train de travailler. Cependant, nous avions pu échanger nos lines et ainsi, échanger quelques messages pour se rejoindre ici, à cette heure.

Comme à mon habitude, j'arrivais avec de l'avance. Le retard était quelque chose que je ne supportais pas. Je pouvais supporter encore que les autres arrivaient plus tard, mais l'idée que je le sois me horripilait.

Il faisait nuit et il pleuvait. Les alentours étaient calmes. Je pouvais voir quelques hommes en tenue d'affaire rentrer chez eux. Le quartier était tranquille, animé de très peu d'agitation.

Plongé dans mon monde contemplatif, je n'avais pas calculé l'arrivée de l'homme. Surpris, je fis un pas en arrière et mon parapluie tomba. " Excusez-moi. " Je hochais la tête et je me penchais pour récupérer rapidement mon abri contre la pluie.
Mes vêtements étaient un peu trempés. Tant pis, j'allais faire avec.
Posant enfin plus longuement mon attention sur la personne, je pris le temps de l'examiner un instant.
Cet homme était vrai beau et élégant. Il dégageait quelque chose de spécial qui m'intriguait. " Bonsoir. " Disais-je un peu timidement. " C'est par là... " Je pointais du doigt un espace derrière moi. " Entrons. " Sous un toit, je fermais mon parapluie.

En poussant une porte grinçante, nous sommes arrivés dans un immense endroit quasi-vide, surtout poussiéreux. Au centre, trônait un vieux piano et dans les horizons se tenaient quelques bibliothèques amochées avec de vieux livres. " Tadaaa ! " Mes bras ouverts à l'espace, le bel homme pouvait enfin découvrir le lieu dont je lui avais parlé une semaine plus tôt.

sleeping city Nov. 02 Jun & Dai

Au centre de l’espace, je tourne sur moi-même regardant le plafond qui a quelques trous par-ci par-là. Du coup, quelques gouttes tombent sur le sol à cause de la pluie.
J’adore tellement cette ambiance.
Les yeux clos, j’ai l’impression que quelqu’un a mis le temps sur pause. Ici, plus rien ne m'inquiète. Plus rien ne me touche.
Je me sens totalement déconnecté.
De la réalité.

“ Triste ? “ Je regarde l’homme qui prend connaissance du piano. “ Je trouve cet endroit merveilleux. Si inspirant. “ Je sens l’excitation me chatouiller le ventre. Des souvenirs passés ici me reviennent en tête.
Ici, je me sens libre.

Je me rapproche petit à petit du bel homme tout en lui répondant. “ Je divague la nuit. Dans les rues. Dans les parcs. Près de l'eau. Là où je peux trouver l’inspiration. “ Près du piano et de lui, je pose aussi mes longs doigts sur quelques touches. Je commence à faire les premières notes de Moonlight Sonata, création de Beethoven. “ Et c’est en errant ainsi, que j’ai trouvé cet endroit. ”

sleeping city Nov. 02 Jun & Dai

Surpris et à la fois pas du tout, l’homme se joignit à moi lors de la représentation. La mélodie était très jolie et le tempo très similaire à l’originale. L’histoire de monsieur Kataoka et de la musique, je ne la connaissais pas. Depuis combien de temps faisait-il du piano ? Est-ce qu’il en faisait toujours d’ailleurs ou alors, il jouait en s’appuyant sur des vieux souvenirs.
Dans cette pièce délabrée où retentissait le bruit de la pluie frapper contre la vieille tôle, nous jouions librement l’un à côté de l’autre. Nos doigts défilaient gracieusement sur les touches du piano avec une habileté et une suavité.

Puis, la seconde partie, la plus cruciale commença. Je jouais les graves tandis que lui s’occupait des aigus. Au début, la personne sur la droite avait le rôle le plus compliqué. Les notes s’enchaînaient très vite. Cependant, les rôles s’inversaient après, car la personne située à gauche devait à son tour faire preuve d’ardeur.

Dernière note.
Notre collaboration fut tellement excitante. Heureux et retrouvant de l’énergie après ce moment, je souriais à mon voisin tout en inclinant légèrement mon visage. “ Merci, c’était vraiment passionnant. “ Je n’avais pas joué un duo aussi intéressant depuis longtemps.

Toujours assis, du bout des doigts, je balayais les touches. “ Vous jouez souvent ? “ J’étais curieux, je voulais en savoir plus sur sa relation avec le piano.

sleeping city Nov. 02 Jun & Dai

J’étais resté assis à ses côtés, à écouter d’une oreille attentive sa réponse. Cet homme, je le connaissais depuis peu. C’était la deuxième fois que je le rencontrais et quelque chose chez lui me captivait. Déjà, il était d’une grande beauté qui me sensibilisait. Il avait aussi un côté mystérieux, mystique qui me poussait à vouloir en savoir davantage sur lui.

L’aimer ou le détester ? Alors, il avait une relation conflictuelle avec le piano ? C’était presque tragique comme histoire. Toutefois, j’avais pu sentir quelque chose de fort avec cet instrument toute à l’heure, quand nous étions en train de jouer ensemble.

Librement, je le laissais m’en dévoiler petit à petit sur son sujet. Sauf qu’il s’arrêta au bout d’un moment. Peut-être se sentait-il trop s'échapper ? C’était dommage de s'être stoppé en si bon chemin. “ Vous n’êtes pas originaire de Tokyo ? “ En vue de son nom de famille, je pensais qu’il était japonais. Il l’était probablement, il avait peut-être vécu dans un autre pays quelque temps.

Je me levais du petit banc pour me diriger vers une vieille bibliothèque poussiéreuse. Du bout des doigts, je parcourais une pile de livres. Parmi la dizaine, je sélectionnais un roman. Retourné, je lisais rapidement le résumé de l’histoire. Elle allait être ma lecture de la semaine. Un livre racontant le parcours d’un soldat de l’époque d’Edo qui en voulant protéger sa bien-aimée, subit la peine de mort.
Avec de petits coups, je dépoussiérais le bouquin. “ Vous êtes professeurs de littérature française, c’est ça ? ” J’avais vu son profil sur Line et je m’étais informé auprès de certains professeurs de l'université, après notre première rencontre.

Je me retournais vers l’homme, une main posée délicatement sur le piano tout en le regardant. “ Qu’est-ce que vous aimez dans les livres ? ” Pour certains, le passe-temps de la lecture pouvait être très ennuyant. La curiosité me démangea une nouvelle fois, pourquoi avoir choisi de travailler là-dedans ? Était-il un solitaire ? Un écrivain déchu ?

sleeping city Nov. 02 Jun & Dai

Ce professeur m’intéressait beaucoup. Plus j’en savais sur lui, plus je voulais en savoir. Il jouait du piano, il aimait les livres et il était français. À mes yeux, il était un homme séduisant et captivant. À ne pas se méprendre. Je n’éprouvais guère de sentiments amoureux envers lui. Ces derniers étaient rivés depuis plusieurs années déjà pour un autre professeur, mais pas de l’université. Je pensais d’ailleurs dernièrement à peut-être aller la voir. Toutefois, j’hésitais toujours autant, pensant que ça pourrait empirer mon état. J’étais sur la balance, entre la laisser ou de continuer à l’aimer.
Cette histoire ne menait à rien, sauf à me faire souffrir.

“Vous êtes plein de surprises.” Lui disais-je en le regardant dans les yeux, très intrigué par lui. Il a dû en voir des choses. La France devait être un beau pays et surtout Paris, pour l’art, c’est une ville enrichissante. Un jour, j’aimerais bien pouvoir y aller pour visiter les nombreux patrimoines de ce pays. Toutefois, je n’avais pas encore assez d’argent pour envisager de voyager.

Un léger sourire timide courba le bout de mes lèvres et mon visage se pencha pour cacher sa faiblesse. Méfiant, curieux, craintif, pour toutes ses raisons ou une autre, je préférais m’informer sur autrui. Plausiblement pour me rassurer.

Pendant qu’il parlait des livres, je regardais celui que j’avais choisi et réfléchissais à ses récentes questions. Devant, derrière, je tournais le livre. “Mmh.” Je laissais traîner une note grave au fond de ma gorge pour poursuivre. “Disons que j’aime le hasard.” Effectivement, pourquoi pas un autre livre que celui-ci ? Parfois, j’aimais laisser le destin jouer ses cartes. En espérant qu’elles me soient favorables. “Je ne m'attends à rien de particulier, afin de ne pas être déçu.” Le regard divaguant montrant mes pensées en train de travailler, je finis par croiser mes bras contre le piano poussiéreux. Mon visage se posa sur mes mains jointes et se pencha sur le côté pour regarder le professeur, non loin de moi. “Et dès que je prendrais ce livre, je me rappellerais de ce moment.” Un délicat sourire se dessina doucement sur ma bouche craintive.

Tout à coup, la pluie cessa. Je me redressais et je regardais le plafond. Des gouttes qui stagnaient sur le toit continuaient de tomber sur le sol, mais plus pour longtemps. Les mains cherchant un peu de chaleur au fond de mes poches, je m’attardais à nouveau sur le professeur. “Vous devez être occupé.” Dire que je l’avais convié ici, alors qu’il avait sûrement mieux à faire que de discuter avec un étudiant, dans un lieu défraîchi.

Il était temps pour nous de nous séparer. Nous nous sommes dit au revoir et nous nous sommes quittés.
Chacun de notre côté, sous notre parapluie, nous avons rejoins nos occupations respectives.