La rentrée était déjà dépassée d’environ deux mois. Deux mois depuis lesquels Shôji intervenait régulièrement pendant le cercle de musique pour enseigner un peu la guitare aux motivés. Il était payé par l’université pour cela mais ce n’était pas non plus un salaire incroyable. Mais en attendant de trouver mieux, et de régler sa situation, c’était mieux que rien. Il lui fallait bien payer la colocation avec Jun et Soren après tout, qui se déroulait plutôt bien malgré ses appréhensions. Les deux gars étaient plutôt cool, et il pouvait maintenir son niveau d’anglais avec Soren.

Shôji avait toujours été passionné de musique depuis son plus jeune âge. Mais il n’avait jamais pu toucher à un instrument avant tard, au collège, dans le club de son école justement. Mais lorsque son père l’avait découvert, il avait posé un ultimatum en lui disant qu’il pouvait continuer tant que cela ne nuisait pas à son cursus. A l’époque où il était étudiant en Commerce à Chûô, il squattait lui-même le cercle de musique à ses heures perdues, grattant les cordes usées de sa guitare achetée d’occasion pour se faire la main. Mais c’est uniquement au Canada qu’il avait pris son envol, devenant musicien en parallèle de son cursus en anglais dans une école de business. Il était plutôt intelligent et arrivait à des résultats corrects sans trop se fouler. Il enchaînait entre ses soirées musicales à jouer dans des bars avec sa bandes d’amis, et ses cours la journée. Il s’était habitué à peu dormir, et la musique était son échappatoire. Sa bande lui manquait, sa vie là-bas aussi, mais il était quand même heureux d’avoir fait son retour au Japon, ne serait-ce que pour avoir sa confrontation avec sa sœur et de tenter de réparer les pots cassés avec elle. Il avait enfin pu rencontrer son amie virtuelle, Livia, avec qui il pouvait tout confier. En revanche, il s’était bien gardé de prévenir Kasumi de son retour, même si son ex-copine de la fac risquait de l’apprendre à la télévision si elle suivait les actualités. Après tout, les affaires des Mizushiro étaient assez médiatisées et le retour de l’héritier n’était certainement pas passé inaperçu. Le fait qu’il travaille à l’université comme musicien au lieu de reprendre l’affaire familiale non plus. Et Shôji était ravi de foutre la pagaille dans les petits plans de ses parents.

En attendant de trouver une certaine stabilité de vie, Shôji était content de pouvoir continuer de gratter sa guitare et de transmettre sa passion à d’autres. Il chantait parfois, pour accompagner la mélodie.
En arrivant dans la salle attribuée aux musiciens en cette fin d’après-midi pluvieuse de juin, caractéristique de la saison des pluies, Shôji avait remarqué la présence d’un jeune homme. Il venait souvent écouter à l’entrée de la salle, refusant toujours d’entrer. Il l’avait donc laissé faire et était parti s’installer, commençant à expliquer des accords à quelques étudiants avant de leur faire une démonstration d’un de ses morceaux composés au Canada.
Il joua ainsi un moment puis proposa de faire une pause. Il en profita pour quitter la salle pour prendre un bon d’air frais et moite, et se retrouva en face du jeune homme.

« Ca fait longtemps que je te vois traîner par ici. T’es sûr que tu veux pas venir tester ? Ca ne t’engage à rien, le cercle de musique, tu viens quand tu veux et quand t’as le temps. Et puis qui sait, tu pourrais te trouver un talent caché. »

Shôji sourit à l’étudiant avec son cahier sur ses genoux, et consulta rapidement ses messages sur son téléphone, répondant à Livia et à Yûna. Il aimait bien inviter les nouveaux, voir leur curiosité se transformer en intérêt, ou pas. Cela dépendait des profils. Mais pour que ce petit gars revienne aussi régulièrement, c’était que quelque chose devait l’attirer par ici …

Shôji haussa les épaules avec nonchalance quand le jeune homme déclina poliment son invitation à venir participer sous prétexte qu’il ne savait pas jouer. Après, le fait qu’il préfère écouter que participer relevait purement de son choix et le jeune homme ne forcerait jamais personne à faire de la musique contre son gré. Il fallait que cela vienne d’une envie ou d’une curiosité après tout. Cependant, il tenait à lui préciser quelque chose pour ne pas que l’étudiant reste bloqué dans des idées reçues.

« Ne t’en fais pas, il y a plein de débutants dans le groupe, personne n’est pro. »

Enfin, sauf lui, mais il se gardait souvent de le préciser, pour deux raisons : la première était qu’il ne voulait ni intimider les participants avec cela, ni paraître prétentieux. On pouvait mal interpréter ses intentions après tout. La seconde était qu’il n’était connu qu’au Canada sous le nom de Sho et qu’il n’y avait pas grand intérêt à évoquer sa carrière musicale ici puisqu’elle était inexistante au Japon.

« On ne peut pas apprendre sans essayer une première fois, mais si tu préfère écouter, viens au moins te poser dans la salle avec nous. Il y a un sofa sur lequel tu pourrais t’asseoir, ce serait plus confortable que le sol du couloir, non ? »

Shôji avait toujours été quelqu’un d’assez amical et avenant envers les autres. Il avait toujours eu en lui ce côté bienveillant et protecteur, qui l’avait amené à protéger sa petite sœur contre leur précepteur violent, quitte à prendre les coups à sa place. Mais il chassa cet horrible souvenir loin au fond de son esprit pour revenir à l’instant présent. Le jeune étudiant avait laissé sa curiosité s’exprimer, lui demandant s’il jouait de la guitare. Shôji acquiesça dans un sourire, et lui répondit :

« C’est exact. Tu as une bonne oreille. Comment tu as su sans jamais entrer dans la salle ? »

C’était quand même impressionnant d’être capable de discerner qui jouait quoi à l’aveugle. Il admettait que ce jeune homme était inattendu et surprenant. Il posa les yeux sur ses notes de cours, et à son tour, se permit une petite question curieuse :

« Tu es en quel cursus à Chûô ? »

Les membres du cercle de musique venaient de tous les horizons, et pas forcément du récent secteur artistique, qui n’existait même pas lorsque lui-même était étudiant ici. Ou alors ce n’en était qu’aux prémices. Le gérant du cercle, Yamada Jun, qui était aussi son colocataire, était issu du secteur artistique mais côté dessin et peinture. D’autres venaient des lettres ou de droit. La musique était un exutoire idéal pour se défouler entre deux cours ou deux révisions d’examens et c’était notamment ainsi que Shôji était tombé dedans. A force de squatter les clubs et les cercles des établissements scolaires, il avait vraiment fini par y prendre goût. Et avoir réussi à finir pro juste en répondant au culot à une petite annonce d’un groupe canadien à la recherche d’un guitariste était quelque chose de très grisant et satisfaisant pour le Japonais.

Shôji avait toujours eu un côté inclusif, n’appréciant pas spécialement laisser les gens de côté. C’était en partie pour cela qu’il avait insisté pour que le jeune homme vienne les rejoindre dans la salle du cercle de musique plutôt que de rester assis par terre. Ce serait plus amical et sympathique pour le coup. Il avait aussi un côté curieux envers les autres et le fait que le jeune étudiant soit capable de reconnaître de quel instrument il jouait tout en restant dehors et en n’étant jamais entré dans la salle l’impressionnait quelque peu. Sa réponse l’amusa quelque peu. Selon le plus jeune, les mélodies de guitares étaient plus justes en sa présence. Il fut flatté du compliment déguisé du jeune homme.

« Ah oui, tu trouves ? Eh bien, je prends le compliment, merci. Mais j’espère réussir à transmettre mon savoir musical à tous les passionnés ici ! »

Puis la conversation avait rapidement dérivé sur le cursus universitaire du jeune homme dont il ne connaissait même pas l’identité. Ce dernier lui répondit d’un ton neutre, voire dépité qu’il étudiait en commerce. Il eut un rire nerveux, se sentant subitement renvoyé à ses propres années universitaires à Chûô, dans le même domaine que lui. Le monde était petit.

« J’étais aussi en commerce à Chûô à l’époque, ça me rappelle des souvenirs. Mais clairement, je suis content de m’en être éloigné ! Toi non plus tu n’as pas l’air enchanté par ce domaine. »

S’il était comme lui, c’était sans doute un choix familial imposé. Les gens qui choisissaient cette voie de leur plein gré témoignaient sans doute plus d’enthousiasme lorsqu’on les interrogeait à ce sujet. Puis le jeune homme revint à la musique, lui demandant s’il était lui-même musicien.

« A l’origine, j’étais voué à reprendre les affaires familiales, d’où mes études de commerce. Puis je suis parti étudier à l’étranger pour ce but, et je suis tombé amoureux de la musique. Là-bas, j’avais un groupe. »

La nostalgie s’empara de lui lorsqu’il évoqua ses souvenirs du Canada. Cela ne faisait que quelques mois, mais sa vie là-bas lui manquait cruellement, même s’il était heureux d’avoir pu renouer avec sa sœur et d’avoir enfin l’opportunité de voir Livia en chair et en os. Il savait qu’il avait fait le bon choix, même si cela avait été difficile.

« Je suis rentré au Japon depuis peu, j’ai un peu perdu mes habitudes nippones, et en attendant de trouver un travail à temps complet, j’enseigne la musique ici. D’ailleurs, n’hésite pas à me tutoyer, je me sens vieux quand on me vouvoie ! »

Shôji sourit avec gentillesse et bienveillance, avant d’apercevoir les étudiants du cercle revenir peu à peu dans la salle. La pause était finie, il fallait s’y remettre. Le jeune musicien invita le jeune homme à le suivre dans la salle et à s’installer, avant de refermer la porte pour isoler un peu le bruit des instruments.

« Au fait, je m’appelle Shôji, enchanté ! Et bienvenue au cercle de musique. »