C’était la rentrée scolaire. Shôji gérait plutôt bien son retour au Japon finalement. Même s’il avait encore besoin de prendre certains repères, il était content d’avoir réussi à trouver un toit sur sa tête. Bon, il avait dû intégrer une colocation, et ne savait pas ce que ça allait donner, mais au moins il ne squattait plus le canapé de son ami. Il avait pu avoir une conversation concrète avec sa sœur cadette, et avait trouvé un début de boulot en tant qu’intervenant dans le cercle de musique. Ce n’était pas incroyable mais il fallait commencer quelque part. C’était d’ailleurs pour cela que ce matin, il était présent tôt à Chûô pour prendre ses repères et récupérer les informations nécessaires.
 
Retourner sur son ancien campus lui laissait un sentiment doux-amer : il y avait de bons comme de mauvais souvenirs. Il s’était fait des amis, avait aimé passer du temps ici, et pourtant maintenant qu’il savait que tout cela avait reposé sur des mensonges familiaux, il grinçait un peu des dents en venant ici. Mais bon, il saurait surmonter ce sentiment et réussirait à s’impliquer dans sa musique.
Pour l’heure, il devait se rendre au bâtiment administratif afin de récupérer les horaires approximatifs du cercle de musique, géré par son nouveau colocataire Yamada Jun. C’était grâce à son implication future dans le cercle qu’il avait trouvé son logement d’ailleurs. Le destin parfois faisait bien les choses. Il devrait d’ailleurs s’entretenir avec l’étudiant pour l’organisation.
 
Shôji arriva dans l’enceinte du bâtiment, et se dirigea directement vers l’accueil. Il  n’y avait personne, sans doute que la responsable était partie déposer un document ou imprimer quelque chose dans la pièce d’à côté. Il patienta tranquillement, prenant le temps d’observer les locaux autour de lui : en 7 ans, peu de choses avaient changé. Mais lui avait changé. Il s’en rendait compte lorsqu’il prenait le recul nécessaire.
Lorsque l’assistante d’administration refit surface, Shôji s’approcha d’elle. Lorsqu’il fut à sa hauteur, il s’apprêta à la saluer :
 
« Bonj- »
 
Mais s’interrompit net en reconnaissant le visage de la jeune femme. Il lui semblait voir une ancienne camarade de classe de l’époque de Chûô, justement. Comment s’appelait-elle déjà ? Il se souvenait surtout de l’avoir toujours surnommée la glandeuse, mais son nom lui échappait. Comme il était incapable de ressortir son nom, il posa la question suivante :
 
« Bonjour. Il me semble qu’on se connaît, non ? On avait cours ensemble il y a quelques années ici-même ? »
 
Ouais, drôle d’approche Shôji. Mais bon il n’allait pas rester dans l’ignorance, il détestait ça. Il préférait être trop curieux que de se taire. Mais il se souvenait d’elle pour les travaux qu’ils avaient faits ensemble et pour lesquels il s’était souvent retrouvé à bosser seul. Paye ta partenaire de projet quoi …

Bon, en tout cas, elle se rappelait de son nom à lui. Le « Shôji-kun » avait été lancé avec une telle spontanéité qu’il en resta bouche bée. Il ne savait pas dire si elle était sincère ou sournoise, vu les souvenirs qu’il avait d’elle. Puis ce faux air offusqué lui fit pencher pour la seconde option. Elle avait toujours eu tendance à se moquer un peu des gens, et à les utiliser à des fins personnelles. Le nombre de fois où il s’était retrouvé en projet avec elle et qu’elle l’avait laissé en plan par pure flemme pour faire autre chose. Il s’en souvenait très bien. Par contre, elle ne semblait pas avoir l’intention de lui donner son nom, il allait donc devoir se creuser la tête. Ca commençait par un S … AH oui ! Sora. Il s’en souvenait car il disait qu’elle portait bien son nom vu qu’elle avait toujours le nez dans les nuages à flâner.
 
« Bien sûr que je me souviens de toi, Sora-san. »
 
Le ‘san’ lui écorcha un peu la bouche, mais bon ils étaient deux professionnels désormais et il fallait un peu mettre les formes. Mais Sora ne lui laissa pas le temps de se morfondre sur des formalités puisqu’elle enchaîna avec mille questions. Bon, seulement trois, mais venant d’elle c’était déjà assommant. Shôji émit un rire nerveux quand elle lui demanda si l’université lui manquait tant.
 
« Tu parles, comme si étudier le commerce pouvait me manquer ! Je suis là pour bosser, tout comme toi ma chère. Ca m’étonne d’ailleurs que tu aies fini par dégoter un job ! Surtout qu’assistante administrative, tu dois pas avoir vraiment l’occasion de glander comme à l’époque, si ? »
 
Elle avait mis de l’huile sur le feu avec son air moqueur, il n’allait pas se gêner pour la charrier à son tour. C’était de bonne guerre, comme à l’époque.

Cette Sora avait décidemment toujours un caractère bien trempé, comme dans les souvenirs de Shôji. Le jeune homme n’était nullement surpris par son air taquin et sa langue bien pendue, elle était déjà ainsi lorsqu’ils étaient encore étudiants sur le campus et ça n’avait pas changé d’un millimètre. Mais bon, il avait fini par retrouver son prénom enfoui au fin fond de sa mémoire. Lui qui n’était pas physionomiste et qui avait une mauvaise mémoire des prénoms, cela aurait pu être très drôle s’il s’était planté de nom. Il aurait sans doute subi les foudres de la concernée.
Sous-estimer ses capacités ? Ma foi, pourquoi pas, même si le souvenir de la jeune femme qui n’en foutait pas une pendant les travaux communs et qui piquait les notes de Shôji ou de ses autres camarades pour s’en sortir in extremis était encore cuisant. Son visage s’était assombri avant de s’éclairer à nouveau, soulageant le nippon au passage. Il n’aurait pas aimé s’attirer le courroux de Sora. Elle lui expliqua alors que quand c’était nécessaire, elle savait faire des efforts. Bah tiens, une grande première dans l’histoire de Lee Sora quand même ! Il sourit en entendant cette réplique, et encore davantage lorsqu’elle pensa à voix haute qu’il était devenu professeur. Cependant, il arqua un sourcil lorsqu’elle évoqua son parcours à l’étranger. Comment savait-elle ? Oh, sûrement les médias, le père Mizushiro ne manquant jamais une occasion de médiatiser ce qui était lié de près ou de loin à sa famille. Sauf bien sûr le récent scandale, qu’il aurait bien aimé conserver dans sa sphère privée mais qui avait fini par s’ébruiter jusqu’à ses oreilles.

« Bah c’est bien, il était temps que tu te lances de toute façon. Donc c’est à toi que j’aurai affaire quand j’aurai de la paperasse à remplir je suppose ? »

Il marqua une pause, avant de reprendre :

« Pour mon cas, je ne suis pas tout à fait professeur non. Pour le moment je suis intervenant pour le cercle de musique, je donne des conseils et encadre les étudiants, et je suis payé pour ça. C’est pas ouf, mais je viens juste de tout plaquer au Canada pour revenir ici, donc c’est un début. »

Pourquoi lui racontait-il les détails de sa situation ? Un « j’aide au cercle de musique » aurait amplement suffi, non ? Surtout que quand Sora en savait trop, elle pouvait s’en servir à bon ou mauvais escient en fonction de son humeur. A croire qu’il n’avait pas appris de ses leçons. Mais bon, peut-être qu’après toutes ces années, il y aurait prescription ?

Sora avait conservé sa curiosité piquante envers les histoires des gens et des rumeurs. Cela ne surprit nullement Shôji qui s’était attendu à se faire interroger par son ancienne camarade sur son parcours. Avant cela, elle lui avait confirmé que ce serait bien elle qui s’occuperait de la paperasse administrative lorsqu’il y serait confronté. Bien. C’était marrant comment elle faisait des suppositions totalement alambiquées sans même connaître le contexte. Elle n’avait émis aucune remarque concernant son poste d’intervenant en musique, où elle aurait pu le railler sur le fait qu’après de longues études de commerce et un séjour long à l’étranger, il se retrouvait à faire un job à la limite du baito. Mais à la place, elle s’était enquise de savoir pourquoi il était de retour au pays en ayant tout plaqué là-bas. Ca ne l’étonnait guère. C’était marrant comment certaines personnes ramenaient toujours les décisions à l’amour ou aux relations charnelles.

« Bien tenté, mais non. Ni l’un ni l’autre. Si tu es au courant de mon parcours à l’étranger, tu devrais aussi avoir entendu les rumeurs sur ma famille, non ? »

Dans le doute, il ne donna pas plus d’informations, ne voulant pas trop se dévoiler à une personne dont il n’était pas spécialement proche. Sa famille, il pouvait en parler avec Yûna, Livia ou d’autres amis proches, ses colocataires éventuellement un jour, mais il ne détaillerait pas le tout à Sora. Donc en fonction de ce qu’elle aurait entendu dans les médias, il affinerait son discours. Il se contenta donc de répondre sobrement :

« Pour faire simple j’ai des affaires familiales urgentes à régler, que je ne peux pas faire traîner plus longtemps. Mon retour au Japon peut être temporaire comme plus long. Rien est acté. »

Il songea à sa vie au Canada. Il avait lâché son groupe de musique, ses amis, sa vie, ses habitudes, il avait une vie qui lui convenait très bien et il avait tout lâché. Mais ici, il avait retrouvé sa sœur et tenté de renouer avec elle, rencontré son amie Livia qu’il connaissait virtuellement depuis un moment et avec qui il se sentait confortable. Il faisait également ses propres choix ici aussi, et même si ce n’était pas la vie rêvée qu’il avait à Toronto, il s’en accommodait pour le moment, heureux d’avoir réussi à reprendre contact avec sa cadette avec qui la relation avait toujours été complexe.

« Et toi alors, qu’as-tu fait entre les études et maintenant ? T’as directement bossé ici ? »

La réponse de Sora ne surprit nullement Shôji. Elle ne s’intéressait qu’aux rumeurs sur lesquelles elle pouvait avoir un quelconque impact, au fond. Le fait qu’il soit parti à l’autre bout du monde faisait qu’elle n’avait plus vraiment de raison de suivre les drames de la famille Mizushiro. A l’époque, elle avait dû le considérer comme un potentiel bon parti, vu la fortune familiale et son statut d’héritier. Elle avait dû être déçue d’apprendre qu’il ne suivrait pas les traces du père.

« Ne t’en fais pas, les recherches ne te demanderont pas trop d’efforts. Mais bon pour te la faire simple, nous avons appris ma sœur et moi que je ne suis pas l’héritier de sang des Mizushiro. »

A cela, il fallait comprendre qu’il avait été adopté, mais Shôji savait que Sora avait l’esprit assez aiguisé pour comprendre cela toute seule. Il se fichait de lui raconter ce genre de chose, ce n’était pas un secret. Il se sentait déjà sali par le nom de sa famille et la honte de le partager, alors il valait mieux clarifier les choses dans son entourage.
Le fait que Sora considère que sa carrière musicale reflétait le fait de se laisser porter par les circonstances le laissa indifférent.

« Qui sait. », se contenta-t-il de lâcher.

Elle lui raconta ensuite avoir profité de sa jeunesse. Connaissant le personnage, le jeune homme comprit rapidement le sous-entendu derrière ces mots, et sourit. Lorsqu’elle évoqua le mariage, il haussa un sourcil :

« Tu t’es fiancée ? T’as réussi à rencontrer quelqu’un avec qui c’est sérieux ou tu comptes sur les mariages arrangés ? Ou peut-être juste un homme riche qui te permettrait d’arrêter de bosser. »

Tout était possible avec Sora. Shôji ne l’avait même pas dit sur le ton de la moquerie, il savait que c’était potentiellement l’ambition de la jeune femme après tout. Elle n’avait jamais montré de réelle envie de travailler jusqu’à la retraite, donc bon. Epouser un riche parti était la meilleure solution pour elle au fond.

@Lee Sora