Certes, on trouvait des nightclubs un peu partout à Tôkyô. Mais aucun n’arrivait à la cheville de ceux de Roppongi. Pourtant, en pleine lumière du jour, on n’aurait jamais cru que l’endroit pouvait devenir aussi enflammé lorsque le soleil se cachait et que la lune (inexistante à Tôkyô) prenait sa place. Dans un geste un peu trop vif suite auquel quelques gouttes d’un précieux alcool tombent sur la table qu’il occupait, Kazuaki lève son verre pour l’entrechoquer à celui que son ami tenait de la même façon en face de lui. Ils étaient dans une boîte qui tremblait sous la musique tonitruante et les pas de danse endiablés en dessous d’eux. Mais eux avaient monté les escaliers que seuls des pieds très sélects foulaient. Ils avaient pris leurs aises dans le carré VIP grâce à ses bons contacts et son amour du monde de la nuit. Ce genre d’endroit ne fermait jamais ses portes devant Nakajima Kazuaki. Et ce soir, Matthew en profitait lui aussi.

Lorsqu’il avait proposé à son vieil ami de célébrer son arrivée au Japon, Kazuaki savait déjà que la soirée serait bien arrosée. Ils étaient arrivés depuis 30 minutes seulement et déjà, ils s’étaient enfilés plusieurs verres qui avaient mystérieusement disparus dès qu’ils étaient terminés. C’était une tactique des serveurs pour leur faire boire encore plus… Et ça fonctionnait probablement, parce que pour sa part, Aki avait vite perdu le compte du nombre de verres qu’il s’était enfilé. S’ils avaient commencé avec la bière, maintenant ils en étaient à des alcools plus coûteux. Mais ça en prendrait beaucoup pour atteindre le plafond de la carte de crédits d’Aki de toute façon. Justement, le dernier serveur en date s’éloigne. Ils en avaient eu quelques-uns déjà. Peut-être pour tester leurs préférences. La première, une jeune femme aux airs très juvéniles, n’avait pas suscité grand-chose du côté d’Aki. Le second, un petit minet efféminé, non plus. Mais alors celui qui venait de partir, un beau jeune homme bien masculin, avait eu droit à un regard persistant sur ses jolies petites fesses lorsqu’il avait tourné les talons !

Kazuaki en revient néanmoins à son invité, lui faisant un petit clin d’œil amusé.

« Alors ? Comment tu trouves les nightclubs japonais ? », demande-t-il en haussant le ton pour se faire entendre. Au moins, ici, c’était quand même un peu moins fort qu’en bas, même si ça continuait de leur écorcher les oreilles. « Plus motivants que ceux des States, non ? J’ai jamais réussi à trouver une seule boîte en Amérique qui arrive ne serait-ce qu’à la cheville des nôtres. Les Américains savent comment vivre la belle vie, mais les Japonais savent comment fêter. »

Il éclate de rire en levant son verre, invitant son ami à l’entrechoquer au siens. Matthew était passé par un moment rude. Il avait bien le droit de s’amuser un peu. N’en déplaise à sa femme… Il l’avait croisée en allant chercher l’Américain et nul doute que si elle avait eu des sabres à la place des yeux, Aki serait mort sur place.

« Alors, t’en es rendu à ce moment dans le mariage où tu peux ignorer être marié pendant une nuit ou tu comptes simplement profiter avec les yeux ? », demande-t-il tout en montrant de la tête une jeune femme qui avait commencé à leur tourner autour. Elle devait trouver que Matthew était fort exotique parce que si son amie avait le regard rivé sur Aki, celle-là regardait plutôt le Caucasien. « Si t’es un mauvais garçon ce soir, j’dirai rien. Promis…! »

Ouais. Il était une mauvaise influence comme cette rabat-joie de Mrs Carter le laissait entendre, mais au moins il savait comment s’amuser et comment changer les idées d’un ami qui broyait peut-être trop de noir ! Sur ce, Aki lève à nouveau son verre et vient le caller en deux ou trois gorgées. Et hop ! C’est comme ça qu’on fait au Japon quand on sait s’amuser !

Un petit sourire en coin se dessine sur les lèvres d’Aki lorsque son ami lui parle de Reminiscent Dystopia, un groupe qu’il avait lui-même beaucoup aimé à l’époque, avant que ses membres ne se séparent. C’était tragique. Et il était plutôt heureux de savoir que parfois, Matthew était capable de mentionner le nom du groupe sans afficher une tête d’enterrement.

« Vous vous seriez fait une bonne fanbase. », assure-t-il, certain de ce qu’il avançait. Les groupes Américains avaient de l’avenir au Japon. Il y avait même quelques bands de là-bas qui étaient plus populaires ici que chez eux. Et puis bon, Reminiscent Dystopia était bourré de talent. C’était triste. Mais ça ouvrait la porte à autre chose maintenant. « Et t’as encore de quoi t’en faire une nouvelle ici, bro. Cheers ! »

Il a un clin d’œil pour l’homme. Tout n’était pas terminé et il voulait l’avoir dans son label. Ils en avaient déjà parlé avant l’arrivée de Matthew à Tôkyô. Rien n’était encore officiel, mais comme souvent quand on parlait affaires, Kazuaki était très sûr de lui. Par contre, son ami parle du serveur sexy qui venait de passer pas loin, masculin à souhait, désirable… et ça le fait longuement soupirer. Il commençait à être plus vieux et ça le fatiguait un peu d’être toujours sous couverture. Par contre, il ne comptait pas encore ouvrir la porte du placard. Pas question d’avoir son père sur le dos. Il voulait son héritage…

« Hm… tu penses qu’il joue de cet instrument-là ? », demande Kazuaki tout en ayant un nouveau regard pour le jeune homme qui riait avec un de ses collègues. Il était vraiment sexy, y avait pas à dire. Mais il en revient rapidement aux deux jeunes femmes, qui l’intéressaient pour une toute autre raison ! Enfin, une d’entre elle. L’autre, il s’en fichait un peu. Il ricane à la question de Matthew. « Ouais, totalement. Tu pourrais finir la soirée bien, vieux. Ça te tente ? »

Il tourne la tête vers Matthew. Il le fait d’ailleurs au bon moment, de toute évidence… et écarquille un peu les yeux au geste vulgaire de l’Américain avant d’éclater de rire, la trouvant de très, très bon goût ! Ok, il était peut-être un peu con aussi ! Mais putain, ça lui avait manqué de sortir avec Matthew ! Il lui donne une bonne grosse claque dans le dos, hilare ! En tout cas… le message était clair.

« C’est bon, c’est bon. J’ai compris. Ta petite chérie peut être tranquille. », ricane Kazuaki tout en prenant une nouvelle gorgée de bière. Ça le laisse plus songeur qu’il ne l’aurait aimé néanmoins. D’ailleurs, il n’en avait jamais parlé à qui que ce soit, mais il aborde un peu le sujet, ce soir. « Ça doit être sympa d’être légitime à ce niveau. »

Il a un regard pour les deux nanas qui repartent, l’air grognonnes. Il se demandait qui elles étaient. Probablement pas n’importe qui pour être au carré VIP de ce club, mais franchement, Aki s’en fichait un peu.

Kazuaki aurait de loin préféré que la voix de son ami revienne et qu’il puisse reprendre les tournées comme avant. Mais il fallait se rendre à l’évidence, même si cette même évidence, il n’allait pas la dire tout haut ce soir. Et peut-être jamais. Il n’avait pas à mettre son nez dans la façon dont Matthew gérait le deuil de sa voix et de sa carrière. Enfin, ce n’était pas la fin de sa carrière non plus. Mais disons qu’elle ne serait plus jamais pareille. Par contre, il y a une chose qu’il pouvait assurer…

« Tu n’es pas bloqué ici. Si tu veux partir parce que les choses changent, tu pourras. Mais surtout, si un jour tu peux retrouver le même rythme de vie qu’avant, la SK peut t’aider… Je ne vais pas te piéger, vieux. Je vais te donner un tremplin pour que tu puisses faire tout ce que tu veux. », assure-t-il, dans un parfait discours entre vente et amitié. Il mêlait rarement les deux, parce qu’en général il était soit l’homme d’affaire, soit l’ami. Mais ce soir, il était un peu des deux. Matthew serait un trop bon atout pour la SK pour qu’il se refuse cette petite entrave à ses bons principes. « J’suis sûr qu’on peut s’entendre en affaires. On s’est toujours entendu en amitié, jusque-là ! »

Ce disant, il lève son verre à la santé de Matthew avant d’en prendre une bonne rasade. Il a un petit sourire en coin pour le serveur, mais n’en dit pas plus à ce sujet. Peut-être que loin des regards indiscrets, en fin de soirée, il allait essayer de tâter le terrain et ne rentrerait pas directement chez lui, faisant un petit détour incognito dans un love hotel. Il verrait…! Par contre, il grimace un peu alors qu’il réalise qu’il avait fait entendre qu’il comptait se marier incessamment ! Merci, mais… non merci !

« Je ne dirais clairement pas les choses comme ça. », assure-t-il en levant brièvement les yeux au ciel. « Il n’est pas né celui qui me passera la corde au cou. Et entre toi et moi… n’oublie pas qu’on n’est pas aux États-Unis, ici. »

S’il se mariait, ce serait avec une femme puisque le mariage homosexuel était illégal. Ça ne servait donc à rien de rêvasser à ça, à moins qu’il ait vraiment trop envie de faire plaisir à son père et il n’en était pas rendu là… Il en avait assez fait. Il avait assez donné au nom de cet héritage et de la fierté paternelle. Son vieux allait devoir se faire à l’idée qu’il resterait « célibataire » à vie. Matthew lui fait un beau petit speech à propos de sa douce et tendre qui était, selon Aki, ni douce, ni tendre ! Mais ça l’amuse et il lève son verre en répondant de la même façon.

« À Mi Ran. », répondit-il donc, faisant écho à Matthew. Le prénom de la belle, il le prononce sans l’égratigner, merci à sa bonne petite maman Coréenne. Quant à cette histoire de futur mec, il lève encore les yeux au ciel ! Seigneur…! « La vie est trop courte pour m’attacher… Je préfère encore m’amuser. Et puis, ça me permet de ne pas trop me sentir coupable. »

Envers son père, envers le type qu’il cacherait… et même envers son frère, qui d’une façon ou d’une autre se prendrait des reproches du paternel à ce sujet, Aki en était convaincu. Il a un clin d’œil entre amusement et charme pour le serveur alors que ce dernier revient… et le sourire qu’il a en retour ne ment pas. Oh, il aimait ça…

« Encore un. », demande-t-il en glissant de très généreux billets dans la main du beau jeune homme. Il y a un petit échange de caresse très discrète au même moment et Kazuaki est fixé sur ce qu’il allait faire de la fin de sa nuit. Le jeune homme repart et le Japonais en revient à son ami Américain. « Je ne vais pas le marier, mais je vais l’honorer cette nuit. »

Sur ce, il lève son verre à nouveau pour un toast beaucoup moins honorable que celui de Matthew à sa femme ! Et d’ailleurs, parlant de Mi Ran…

« Je sais que ça va te sembler incroyable, mais j’aime bien ta femme. C’est elle qui croit que je suis un suppôt de Satan. Je trouve ça plutôt drôle, moi…! »

Et il aimait bien chercher la petite bête quand la femme était dans les parages !

Kazuaki a un petit signe de la tête positif pour son ami alors que ce dernier lui donne sa confiance entière et totale. Il lève son verre à ce pacte non-officiel pour lui donner une dimension plus palpable, plus vraie. C’était important, les amis. En affaires, on oubliait souvent ce beau principe. Très rapidement, même. Et on retournait sa veste dès qu’un peu d’argent pouvait être fait plus vite et plus facilement de l’autre côté. Pas lui. Il ne donnerait pas sa parole ainsi à tout le monde, mais pour Matthew, même pas besoin d’y réfléchir. Son père s’en serait mordu la langue, mais Aki était fier d’être autre chose qu’un hypocrite rongé jusqu’à la moelle. L’empathie qui suit l’amuse parce qu’elle est tellement rare dans le coin. Et utiliser ces mots de façon si crue, si directe et sans regarder par-dessus son épaule de crainte que quelqu’un les ait entendus était encore plus rare. Ça l’amusait. En quelque part, ça lui faisait du bien même si ça l’inquiétait aussi un peu. Parce que lui continuait de regarder par-dessus son épaule.

Il lève aussi son verre à ça et prend deux bonnes rasades pour souligner leurs bonnes paroles de la soirée. Il fait signe au joli petit serveur de revenir par ici, histoire de glisser encore un peu de ce délicieux alcool dans leur verre, incitation à oublier les problèmes pour ce soir. Lorsqu’il est reparti, Kazuaki a un clin d’œil pour Matthew.

« J’pense pas vivre assez vieux pour voir la légalisation d’un tel acte. », convient-il sans pour autant se démonter. D’ailleurs, il blague même : « Au moins ça m’empêche d’être obligé de laisser un beau gamin me passer la corde au cou et me mener à la baguette comme un certain gars de ma connaissance ! »

Dans son cas, c’était une belle gamine. Quoique, si Mi Ran l’avait entendu la traiter de gamine, elle l’aurait envoyé valser dans la stratosphère ! S’il en blaguait, c’était peut-être pour oublier que ça faisait mal d’être traité comme moins que les autres par simple préférences. Surtout sur quelque chose d’aussi intime et sur quoi il n’avait aucun contrôle. Mais que voulez-vous ? Mieux vaut en rire qu’en pleurer… Nous verre dans les airs, nouveau coude qui fléchit et nouvelle rasade d’alcool pour saluer il ne sait plus trop quoi… À ce stade, Kazuaki commençait à avoir le bout des doigts qui fourmillaient agréablement.

« J’avais besoin d’entendre ça, j’pense. », déclare-t-il soudainement à propos de la culpabilité qu’il devrait laisser de côté. Là-dessus, son jumeau et Matthew avaient tous les deux le même discours. C’était sympa. Il éclate de rire quand son ami en rajoute à propos du serveur. Ah… oui… Sûrement qu’il allait bien s’amuser. « À ce rythme je pourrai plus mettre un pied devant l’autre, alors encore moins bandé ! »

Que de discussions pleines d’esprit et de finesse… De vrais discours d’alcooliques ! Kazu garde son verre dans une main baguée et tatouée, mais étire les bras de chaque côté de la banquette sur laquelle il était installé pour prendre ses aises, s’appuyant de cette façon nonchalante, observant le carré VIP comme s’il était en train de faire ses courses. C’était un peu le cas. Juste au cas où il verrait quelque chose de mieux que ce p’tit serveur… Quoique pour ce soir, il en doutait.

« Raconte à Mi Ran ce qui se passe ce soir et je suis d’avis que tu vas quand même devoir trouver ce foutu prêtre parce qu’elle va te menacer de divorce sinon ! », s’exclame-t-il en s’esclaffant. De toute évidence, on ne choisissait pas sa famille… et encore moins sa belle-famille, si comme Matthew le disait, il était comme un frère pour lui ! Par contre, voilà que son ami semble plein d’énergie… et tout en se relevant, Kazuaki proteste quand même un peu ! « Eh, je danse que pour faire l’amour ensuite, d’habitude. Comment tu me fous en l’air ma réputation, sale type ! C’est bien juste parce qu’on est sortis pour te changer les idées…!! »

Putain, il allait se retrouver sur la piste de danse sans que ce soit avec une belle créature. Quelle misère ! Pourtant, ça ne l’empêche pas de rire à nouveau !