Aujourd’hui, il faisait un temps maussade. Et pourtant, Ken, de congé, était motivé à sortir. Il devait revoir Hikaru après l’épisode de la soirée de retrouvailles lycéennes. Ils avaient discuté ce soir-là, et accepté de rester dans la vie l’un de l’autre, mais petit à petit. Ils avaient donc décidé d’aller balader un peu et voir comment l’ambiance était, une bonne semaine ou deux après l’épisode du restaurant. Ken était assez nerveux, il avait changé de tenue 100 fois chez lui, ne sachant pas quoi porter. Quelque chose de décontracté ? De classe ? Ce n’était même pas un date, c’était plutôt censé être une sortie entre deux « amis » de longue date. Mais il était complètement à la ramasse. Il avait tourné la situation mille fois pendant toute la semaine, et quand Hikaru lui avait envoyé sur LINE qu’ils pourraient se voir aujourd’hui, il s’était senti très bête. Mais il avait accepté parce que c’était plus fort que lui.

Il n’était pas loin d’arriver au lieu du rendez-vous, lorsqu’il se fit apostropher par une vieille dame vêtue de noir. Elle commença à marmonner quelque chose comme « oh mon petit-fils, merci d’être venu ! ». Il allait répliquer qu’elle faisait erreur, mais comme toute personne âgée qui se respecte, elle ne faisait que parler et ne lui laissa aucunement le temps de se justifier. Il n’avait pas remarqué qu’ils étaient devant un cimetière et il comprit rapidement ce qui était en train de lui arriver. Mais la petite mamie lui avait agrippé la manche, le grondant de ne pas avoir adopté une tenue blanche. Ah donc elle était encore de la vieille école. Avec l’influence de l’occident, on portait de plus en plus de noir aux cérémonies mortuaires. Mais enfin, puisqu’il n’était pas le petit-fils.

« Mais puisque je vous dis que … »

Et il se fit encore interrompre par la vieille dame qui le tirait vers l’entrée du cimetière. Mais il ne pouvait décemment pas se retrouver au milieu d’une cérémonie de parfaits inconnus ! Et alors qu’il se faisait entraîner dans l’entée, trop gentil et naïf pour réussir à vraiment être ferme face à cette pauvre dame déjà accablée de chagrin, il aperçut Hikaru qui arrivait au coin de la rue. Il lui fit un grand signe désespéré, en espérant qu’elle trouverait une solution pour le sortir de sa situation rocambolesque. Les trucs comme ça, c’était toujours pour lui de toute façon.

Encore une situation atypique pour Anzai Ken, une ! Cette fois, le jeune homme se faisait embarquer par une mamie sénile qui le prenait pour son petit-fils à un enterrement. A la fois glauque et risible, cette situation était typiquement le genre de guet-apens dans lequel il tombait tout le temps. Sauf que visiblement, il allait embarquer Hikaru avec lui dans sa chute … En effet, celle-ci venait d’apparaître dans l’angle de la rue, et le jeune homme lui avait fait des signes désespérés pour attirer son attention. Vu ses yeux écarquillés et ses sourcils froncés, elle ne semblait pas comprendre ce qui se passait. Ca tombait bien, parce que Ken non plus. Et le drame arriva. La vieille dame prit Hikaru pour sa fiancée, la remerciant chaleureusement d’être venue pour l’enterrement aussi. Ok mais on enterrait qui à la fin ? Son mari ? Puis le fait qu’elle les prennent pour des fiancés le gêna au plus haut point, surtout quand on connaissait leur situation ambiguë. Quel enfer … Mais tout comme lui, Hikaru ne put en placer une, la petite grand-mère leur coupant systématiquement la parole.
Les deux jeunes se jetèrent des regards de désespoir, l’air de dire « on fait quoi maintenant ? ». Apparemment, quoi qu’ils disent ou fassent, c’était peine perdue. Le mieux était peut-être de se laisser embarquer et qu’une fois sur place, le reste de sa famille la raisonne et lui dise qu’elle s’était totalement fourvoyée sur l’identité de ses petits-enfants. Ouais, c’était bien ça.

Mais avant qu’il puisse soumettre son idée à Hikaru, la grand-mère leur avait agrippé un bras à chacun et les entraînait déjà dans l’enceinte du cimetière. Ken haussa les épaules en hochant la tête l’air de dire « ça va aller ». Puis il réussit à se pencher discrètement vers elle et lui dit :

« En vrai, on se laisse faire, et sa famille va la raisonner. Puis on pourra partir. Pas mal, non ? »

Ken, lorsqu’il croyait qu’il avait une idée de génie, avait besoin qu’on lui confirme que c’était bien. Pas qu’il manque forcément d’assurance, mais tout de même le jeune homme était quelqu’un qui voulait toujours s’assurer que ses intentions étaient bien comprises. En attendant, ils se dirigeaient lentement mais sûrement vers le lieu de l’enterrement, pas du tout en tenue de cérémonie, et vers la situation la plus embarrassante de ce début d’année 2021.

Non mais Ken attirait vraiment les situations farfelues en permanence. Et cette petite grand-mère, persuadée qu’il était son petit-fils, n’en démordrait pas jusqu’à ce qu’on lui fasse entendre raison. Puis en plus maintenant qu’Hikaru était là, la vieille dame avait conclu qu’elle était sa fiancée. Pas sa copine, non, sa fiancée, avec le mariage en vue et tout. Y avait pas plus gênant vu la situation qui planait entre Hikaru et lui. Les deux ne cessaient de se regarder d’un air résigné, ne sachant pas comment se dépêtrer de cet immense malentendu.

Ken était persuadé d’avoir eu une idée de génie lorsqu’il expliqua discrètement à Hikaru qu’ils n’avaient qu’à se laisser embarquer jusqu’à la cérémonie, et que sur place la famille ne reconnaîtrait ni l’un ni l’autre et leur permettrait de s’éclipser ni vu ni connu après avoir raisonné leur aînée. Elle ne semblait pas totalement convaincue par cette idée mais n’en avait pas de meilleure, alors elle s’en contenterait, ayant l’air amusée. Il n’y avait rien de drôle pourtant, si ? Bah si, Ken et ses idées farfelues …

Au fur et à mesure qu’ils s’approchaient du lieu de rendez-vous, Ken n’écoutant que d’une oreille distraite les histoires de la petite dame, observant autour de lui afin de repérer une échappatoire, des regards insistants se posèrent sur eux, accompagnés de murmures d’incompréhension. Et voilà, ils avaient mis les pieds dans le plat, et maintenant ils allaient pouvoir expliquer le malentendu aux invités et être libérés. Des personnes s’interrogèrent sur leur cas, Hikaru tenta d’expliquer la situation mais se fit à nouveau couper la parole par la grand-mère. Un jeune homme se mit à rire et dit :

« Alors grand-mère, tu nous présentes encore des petits-enfants cachés d’un mariage secret ? »

Vu le ton, Ken était incapable de savoir si cet homme était sérieux ou non. S’il l’était, ça allait être compliqué pour la suite des événements, s’il convainquait l’assemblée qu’après tout, cette dame pouvait très bien avoir de la famille cachée. Mais il se douterait bien que si tel était le cas, ils se seraient tout de même apprêtés pour l’occasion, non ? Ken était en tenu de ville, et Hikaru également.

« Encore une fois, je crois qu’il y a erreur sur les personnes. Nous ne connaissons personne ici, et encore moins … »

La grand-mère le coupa, sans grande surprise :

« Oh mais mon petit, pourquoi dis-tu des choses pareilles ? C’est malpoli de dire cela dans un tel contexte. »

Ok, c’était définitivement l’enfer maintenant. Il adressa un regard désespéré à Hikaru. Que faire ?

Ça commence à bien faire cette histoire. Ken et moi étions sensé pouvoir discuter tranquillement, histoire de réapprendre à passer du temps ensemble sans se sentir mal à l'aise. Et bien en terme de malaise, on avait touché le gros lot. J’étais à la fois gênée et frustrée, drôle de mélange. Et ni moi, ni Ken ne semblions pouvoir en placer une. Cette petite mamy avait vraiment décidé de ne pas nous laisser terminer une seule phrase. Il me paraissait désormais évident que nous n'arriverions pas à lui faire entendre raison. Et sa famille semblait amusée par la situation. Le comble. Mais il s'agissait tout de même d'un enterrement, nous n'avions rien à faire là. Et la voilà qui disait à Ken qu'il était malpoli. On aurai tout vu. Nous qui essayons de la ménager depuis le début de ce malentendu.

« Bon ça suffit ! » J'avais employé un ton ferme, mais pas agressif, ça avait suffit à faire sursauter la petite grand mère et son petit fils. « Écoutez, avec tout le respect que j'ai pour vous, il y a erreur. Je ne sais pas avec qui vous nous avez confondu, mais nous ne sommes pas de la famille. Et maintenant, si ce n'est pas trop vous demander, pouvez-vous nous laisser repartir ? » La petite grand mère restait accrochée à Ken comme une moule à un rocher. « Oh mais ma chère, pourquoi parlez-vous ainsi en un jour comme celui-ci ? Vous me faites de la peine. » Elle se détourna de moi pour s'adresser à Ken « Mon petit, ta fiancée n'est pas très agréable, tu pourrais trouver mieux. » J'en restais bouche bée, je ne l'avais vraiment pas vu venir et pour le coup, je ne savais plus quoi lui répondre. Honteuse, je baissait la tête, inutile d'en rajouter, j'avais déjà bien assez attiré l'attention sur moi, et pour un résultat pareil, j'aurai sans doute mieux fait de m'abstenir. Si j'avais été seule dans ce pétrin, je serai peut être partie en courant, mais je ne pouvais pas abandonner Ken comme ça, seulement, je ne voyais pas vraiment comment nous sortir de là, n'avions-nous pas tout essayé ? Et partir sans rien dire semblait compliqué tant que la vieille dame n'aurai pas lâcher Ken.

Ken allait finir par croire qu’ils n’allaient jamais se dépêtrer de cet immense malentendu. Entre la grand-mère qui refusait totalement de croire qu’elle faisait erreur sur les personnes, et la famille qui semblait s’amuser de la situation plutôt que d’y remédier, il commençait à croire que le destin s’acharnait et qu’ils étaient tombés sur une famille d’allumés. Ca le rendait fou. Un mariage secret ? et puis quoi encore ? Ca existait encore des familles aux innombrables enfants illégitimes ? Au Japon en plus ? Dans tous les cas, ils étaient coincés ici alors qu’ils auraient dû juste aller prendre un café et discuter, comme ils l’avaient décidé à l’issue de leurs retrouvailles houleuses.

Hikaru perdit patience. Sans être agressive, elle expliqua fermement la situation. Visiblement la France lui avait permis de gagner en assurance, Ken l’avait rarement vue aussi directe. Mais il appréciait, parce que ce n’était pas lui qui aurait réussi à couper la parole à la grand-mère ou à hausser un peu le ton, timide et maladroit qu’il était. Mais même son discours, aussi limpide soit-il, ne servit à rien. La grand-mère était réellement la personne la plus têtue qu’il avait jamais rencontrée. Il commençait lui aussi à craquer. Et le déclic se produisit quand il se fit dire que sa fiancée n’était pas aimable et qu’il pourrait trouver mieux. Son sang bouillonnait déjà et il s’exclama, criant plus fort qu’il ne l’aurait voulu :

« Je ne l’échangerais pour rien au monde ! C’est vous qui vous trompez. »

Un grand silence de malaise s’installa au sein de l’assemblée. Ken ne savait pas s’il avait parlé pour la situation incongrue et pour s’en dépêtrer ou si c’était son cœur qui avait ouvertement parlé vis-à-vis de ses sentiments refoulés pour Hikaru. Dans tous les cas, il était maintenant empreint d’un immense malaise dont il ne savait que faire. La vieille dame était choquée, et les paroles semblèrent enfin lui remettre les idées en place.

« Jeune homme, je suis désolée pour ce malentendu. Mon petit-fils ne m’aurait jamais crié dessus ainsi. Effectivement, il doit y avoir erreur. »

C’est le moment que choisit le véritable petit-fils pour faire son entrée. Essoufflé, il semblait avoir couru. Une fois à leur hauteur, il se confondit en excuses pour son retard. Il venait de se faire quitter par sa copine quelques heures auparavant et cela l’avait mis en retard à l’enterrement. Ken resta interdit. C’était la journée de la tuile ou quoi ?! Incroyable cette journée. Les deux jeunes hommes se jaugèrent du regard un instant, essayant de comprendre la situation.

« Bonjour, désolée pour votre rupture mais merci d’être enfin là, vous allez pouvoir dissiper le malentendu. »

Il expliqua brièvement la situation au petit-fils qui se confondit à nouveau en excuses pour cette situation des plus gênantes. Les formalités gérées, Hikaru et lui purent enfin prendre congé. Ils quittèrent l’enterrement après avoir salué poliment l’assemblée, et regagnèrent l’entrée du cimetière. Une fois dehors, Ken se tourna vers Hikaru et dit :

« Je suis vraiment désolé pour ce quiproquo. Tu veux quand même aller prendre un café pour se remettre de nos émotions ? Je t’invite. »

Il espérait aussi qu’Hikaru oublierait son intervention spontanée d’un peu plus tôt.

Bon si personne ici ne voulait entendre raison, tant pis. J'avais tenté tout ce que je pouvais et Ken aussi. Alors nous serions bien obligée d'assister à l'enterrement d'un parfait inconnu. De toute façon, après la dernière remarque de cette petite mamy, je n'avais pas l'intention de retenter de lui adresser la parole. C'était tellement gênant et je me sentais bien assez honteuse. Les yeux baissés, je sursautait quand Ken se mit à crier. Aussitôt le rouge me monta aux joues. Que venait-il de dire ? Je le regardais surprise. Est-ce qu'il disait ça uniquement à cause de la situation dans laquelle nous étions ? Ou bien y avait-il tout de même une part de vérité dans ses paroles ? Mon cœur s'était mis à battre plus vite. Fichue réaction que je ne pouvais contrôler en sa présence.

Un silence presque pesant s'était installé après son intervention. J'aurai aimé pouvoir lui venir en aide, je voyais bien qu'il se sentait mal à l'aise, mais je savais pas quoi dire et je n'étais pas forcément à l'aise moi non plus. Que dire après une telle phrase ? Heureusement la vieille dame sembla reprendre ses esprits plus vite que le reste de l'assemblée. Elle se rendait compte de son erreur. Enfin ! Nous allions être libérés de cet enfer. Peu de temps après, le véritable petit fils, celui avec qui la petite mamy avait confondu Ken, apparu en courant. J'étais à la fois soulagée et perplexe. Cette grand mère perdait vraiment la boule, il n'y avait aucune ressemblance entre les deux. Mais peu importe, je n'allais pas m'attarder pour essayer de comprendre. Le malentendu fut rapidement dissipé.

Sans attendre d'autres explications, nous avions pris la direction de la sortie. Plus vite nous aurions quitté cet endroit, plus vite nous serions tranquille. Ken s'excuse et me proposa de m'inviter à boire un café. « Ne t'excuse pas, ce n'est pas de ta faute. » Je lui sourit, tentant de lui montrer que ce n'était finalement pas si grave. « Et d'accord pour le café. » Après tout, nous avions prévu de nous voir tout les deux, je n'allais pas retourner simplement chez moi après un tour dans un cimetière avec une grand mère gaga.

Tandis que nous marchions en direction d'un café, je ne parvenait pas à me sortir les paroles de Ken de la tête. « Au fait, au sujet de ce que tu as dis dans le cimetière... » Je laissais ma phrase en suspend, je ne savais pas vraiment comme formuler les choses et je sentais déjà le rouge me remonter au visage.

Quelle aventure rocambolesque tout de même. Ken était ravi qu’elle touche à sa fin. Il ne verrait plus jamais les cimetières du même œil désormais. C’étaient des zones de danger. Heureusement que le petit-fils réel de l’histoire avait finit par se pointer, même si la grand-mère avait fini par sembler entendre raison. Juste parce qu’il avait haussé le ton. Incroyable. N’importe qui aurait perdu patience dans ce contexte, non ? Mais à voir la guimauve qu’était le fameux petit-fils, il doutait effectivement de sa capacité à s’emporter.
L’essentiel était qu’ils avaient fini par se dépêtrer de cette mauvaise blague. Leurs retrouvailles complexes avaient été déjà assez délicates comme ça, et cette histoire n’avait rien arrangé. Maintenant, ils étaient dehors, tous penauds, et un peu déboussolés. Ken avait fini par se confondre en excuses et Hikaru lui avait affirmé que ce n’était rien et que ce n’était pas de sa faute. Elle n’avait pas tort. Elle accepta également d’aller prendre un café.
 
Ils se mirent donc en route en direction d’un endroit sympa où se poser. Il ne connaissait pas trop le quartier et l’aventure du cimetière lui avait un peu fait perdre ses repères. Alors qu’il allait bifurquer dans une rue au hasard, Hikaru relança la conversation, évoquant son intervention d’un peu plus tôt. Eh merde, ça ne lui avait pas échappé. Le rose monta aux joues du basketteur qui ne savait plus où se mettre. Après le faux-départ de leur soirée de retrouvailles, il se retrouvait maintenant à potentiellement déballer ses sentiments enfouis au plus profond de lui-même devant elle. Yes, niveau malaise on était au top là.
 
« Euh … Joker ? »
 
Oui, c’était réellement ce qu’il venait de lâcher, n’arrangeant en rien sa situation. Surtout qu’en plus Hikaru n’avait rien dit de spécial et avait laissé sa phrase en suspens. Si les mots qu’il avait lancés n’avaient eu aucun impact, il n’aurait pas eu besoin de prendre un joker. Il était juste totalement grillé. Pourtant, ce n’était pas son intention première. Il ne savait pas quoi faire avec Hikaru, surtout qu’à l’issue de leurs retrouvailles, ils avaient évoqué le fait de laisser le temps au temps. Et qu’est-ce qu’il faisait ? Le contraire. Mais il était perturbé, tellement perturbé qu’il s’était fait secouer les puces pendant son entraînement avec les Corsairs l’autre jour parce qu’il n’était pas concentré sur le terrain. Mais à qui aurait-pu se confier pour soulager ses inquiétudes ? Nobuo ? Il avait été tenté de le faire, mais ils venaient à peine de se retrouver, il aurait souhaité parler de choses moins compliquées avant.
 
« Sinon, il y a un Starbucks là-bas, ça te va ou tu préfères un truc plus traditionnel ? »
 
Ou l’art d’essayer de détourner la conversation, sans aucune subtilité.