Le mois de février avait filé à une vitesse effroyable. C’étaient les vacances et pourtant Yûji n’avait pas le sentiment de se reposer. Mais de toute façon, il était une personne qui ne supportait pas de rester statique et de ne rien faire de particulier. Il avait l’impression de perdre son temps en ce moment. Il donc d’abord pris la peine de corriger les sujets d’examens du mois de Janvier dès le début des vacances pour s’en débarrasser, il avait assisté à la cérémonie d’accession à la majorité qui s’était déroulée à Chûô et puis une fois libre de ses obligations universitaires, il n’avait plus qu’à se focaliser sur les cours particuliers avec Hoshino Mitsue. Et lorsqu’il n’avait pas cours avec elle, il en profitait pour découvrir un peu son quartier, Ichinomiya, ou de chercher des troupes de théâtre ou des auditions pour un drama.

Les cours particuliers demandaient de l’énergie. Donner cours à une classe entière était une chose, mais souvent les élèves travaillaient en autonomie et il se contentait de superviser, pouvant prendre une pause mentale. Mais là, il lui fallait être concentré 100% du temps sur son étudiante qui souhaitait faire des progrès. Elle était douée, elle avait quelque chose. Mais c’était délicat de la faire progresser en duo dans une discipline qui nécessitait souvent un travail de groupe. Ils travaillaient donc essentiellement sur de l’improvisation, la capacité à poser sa voix et à canaliser son énergie, et il lui faisait travailler son imagination avec des sujets toujours plus farfelus. Car le théâtre c’était aussi ça, sortir de son quotidien pour proposer autre chose.

Mais cette semaine, Hoshino avait annulé son cours. Elle lui avait dit qu’elle était malade. Yûji avait du mal à croire à cette histoire, en sachant que la jeune fille avait tout l’air d’être une personne qui continuait de s’entraîner d’arrache-pied malgré la fatigue et la maladie. Lui-même était comme ça et aurait compris. Il devait y avoir quelque-chose qui clochait. Les résultats des examens étaient tombés récemment, peut-être qu’elle n’avait pas eu les résultats escomptés ? Mais il n’était pas censé avoir les résultats de Mitsue puisqu’elle était spécialisée en danse avant le théâtre. Pourtant, sa curiosité l’emporta et il partit vers l’administration. Normalement, même en période de vacances, il y avait une permanence. Il demanda à voir les résultats d’examen de Hoshino et la secrétaire ne fut pas difficile à convaincre lorsqu’il expliqua qu’il donnait des cours particuliers à celle-ci. Un rapide coup d’œil sur l’attestation lui fit comprendre qu’elle avait raté ses examens et devait retaper son année. Ah oui, ce n’était pas rien. Elle qui se disait brillante. Qu’est-ce qui avait pu la chambouler au point de rater l’intégralité de ses examens ? Remerciant la secrétaire d’administration, il quitta le bâtiment 1 et se dirigea vers la sortie du Monorail.

En se dirigeant vers les transports en commun, il passa obligatoirement devant le C Square et le bâtiment 4. Dans leur cas, ils faisaient les entraînements au C Square qui n’était pas réservé qu’aux clubs et cercles mais à tout étudiant éprouvant le besoin d’utiliser ces salles libres. Certains cours de théâtre avaient aussi lieu ici, faute de locaux dédiés. Yûji s’arrêta un instant devant, les sourcils froncés. Il consulta sa montre et réalisa que c’était quasiment l’heure à laquelle ils auraient dû avoir cours. Quitte à s’être déplacé exprès jusqu’à l’université pour ça, il allait vérifier qu’elle n’était pas là quand même. Il pénétra donc dans le C Square, et se dirigea machinalement vers la salle où ils faisaient leur entraînement. Il entendit du mouvement à travers la porte. Et la lumière qui émanait de celle-ci lui fit comprendre qu’il y avait quelqu’un. Il frappa à la porte mais pas de réponse, alors il entra, tombant nez à nez avec Hoshino qui répétait des enchaînements de danse. Donc elle annulait son cours de théâtre pour faire de la danse au dernier moment, n’assumant pas son échec et le faisant venir pour rien. Un sourire ironique se dessina sur le coin des lèvres de Yûji.

« Je te croyais malade, Hoshino. Tu m’as l’air en pleine forme pourtant. »

Yûji avait du mal avec le mensonge et même s’il pensait connaître la raison de son annulation, il aurait préféré qu’elle soit honnête avec lui en lui disant qu’elle avait reçu une mauvaise nouvelle et qu’elle avait besoin de temps pour digérer. Il aurait respecté cela. Mais peut-être avait-elle peur de sa réaction ? Mais inconsciemment, il était content de pouvoir avoir une discussion avec elle.

Me retrouver face à lui, là maintenant, je ne l'avais pas prévu. Il me fallait plus de temps pour trouver quoi lui dire, comment lui présenter les choses. Il me prenait totalement au dépourvu et le pire, c'est que j'avais eu la mauvaise idée de lui mentir. Sur ce coup là, je n'avais pas été très intelligente. Quitte à prétendre être malade, j'aurai dut éviter de traîner sur le campus, après tout, c'était bien l'endroit ou j'avais le plus de chance de tomber sur lui. Qu'est-ce qui ne va pas avec moi en ce moment ? Je fais tout de travers.

Résultat, il se tient là devant moi, avec son petit sourire ironique et sa réplique cinglante. Ouch. Ça fait plusieurs semaines qu'on travail ensemble, pourtant, cette façon de m'envoyer des piques n'a pas changée depuis ce fameux jour où il a accepté de me donner des cours. « Je...c'est... » Et voilà qu'en plus je perds mes moyens. Respire Mitsue. « J'ai menti. » Bon début, mais je crois qu'il le savait déjà. Pourtant, c'est la seule chose que j'avais réussi à formuler de façon intelligible. Si j'avais pu disparaître là tout de suite, je l'aurai fait sans hésiter. Pourtant, reconnaître avoir menti ne nous avancerai à rien, ce qu'il attendait était évidement des explications. Moi qui avait tant insisté pour ces cours, pourquoi donc avais-je inventé un prétexte pour annuler celui-ci ? C'est de cela qu'il voulait parler. Autant essayer de lui avouer les choses, même si j'en ai honte. Je crois que vu la situation, je n'ai pas vraiment le choix. « Je savais pas comment vous faire face... » Je faisais bien sûr allusions aux résultats des examens, mais également à cette rumeur, qui avait pris plus d'ampleur encore depuis que nous nous voyions toutes les semaines. Tout cela avait beau être encadré par l'université, il y en avait toujours pour parler.

J'avais expliqué le problème concernant cette rumeur à un professeur, mais ce dernier avait quitté l'université et je ne savais pas s'il avait eu le temps d'en parler avec le professeur de théâtre. Devais-je aborder le sujet avec lui ? Je ne sais pas si c'était le bon moment, autant parler des examens dans un premier temps. Peut être ainsi ne verrait-il pas qu'autre chose me perturbait. « Vous devez être au courant, j'ai échoué aux examens et je dois redoubler mon année... Après ce que je vous avais dis, j'avais honte. » Entre cette rumeur ridicule et ce que j'avais vécu avec Yume, j'avais été pas mal perturbée ces derniers temps. Cela pouvait-il expliquer mon échec ? A vrai dire, je ne m'expliquais toujours pas avoir échoué à ce point. J'avais retourné la question dans tout les sens jusqu'à en perdre le sommeil, mais j'avais beau y penser, ça ne changeait rien au fait que je venais de perdre une année.

Force était de constater que Mitsue n’était pas aussi malade qu’elle ne le prétendait dans son message. S’il se doutait de la cause de son mensonge et pouvait comprendre, il voulait l’entendre de sa bouche pour voir si elle jouerait la carte de l’honnêteté ou continuerait de s’enliser dans son mensonge. Mais il fut satisfait de l’entendre admettre la vérité. Elle avait donc la capacité de reconnaître lorsqu’il était inutile de lutter. Et avec Yûji, qui était une personne relativement perspicace, c’était difficile de lutter de toute façon. Maintenant, allait-elle assumer jusqu’au bout et lui expliquer pourquoi elle avait fait ce choix de lui mentir ? Elle semblait terriblement mal à l’aise, et à sa place, Yûji l’aurait certainement été également.
Elle finit par lui avouer qu’elle ne savait pas comment lui faire face. Qu’est-ce que ça pouvait bien lui faire à lui qu’elle redouble son année ? Elle n’était même pas son étudiante officielle. Mais c’était vrai qu’il prônait la réussite de ses élèves. Cependant, leurs cours n’avaient commencé qu’après les examens, autrement dit, il n’avait influé en rien dans ses résultats. Il se contenta donc de hocher la tête, signe qu’il avait compris la situation.
 
Mitsue reprit la parole, plus loquace. Elle expliqua qu’il devait sûrement savoir qu’elle redoublait son année et qu’elle en était honteuse. Bon, de la part d’une étudiante aussi confiante en ses capacités, comme elle l’avait montré lors de leur conversation à la boulangerie Flat, c’était normal de se sentir penaude lorsqu’on échouait. Mais Yûji avait comme l’impression qu’autre chose la tracassait. Allait-il lui-même aborder ce foutu sujet qu’il avait jusqu’alors évité, même si ce professeur d’anglais avait fini par lui en parler ? Lui aussi avait des oreilles et entendait les racontars stupides de certains étudiants.
 
« A vrai dire, je viens de l’apprendre. J’étais un peu surpris que tu annules le cours car tu as l’air d’être le genre de personne à t’entraîner même malade. Je me suis demandé si ça avait un lien avec tes examens et je me suis permis d’aller jeter un œil à tes résultats. Et j’ai compris que je te trouverais ici. »
 
Il fallait croire que Mitsue le rendait loquace car il s’exprimait bien plus qu’à l’ordinaire en sa présence. Ca lui rappelait vaguement une ancienne situation, mais il préférait l’enterrer au plus profond de lui-même. Soupirant en réalisant qu’il aurait pu garder ces informations pour lui-même, car c’était lui prouver qu’il lui témoignait un peu plus d’intérêt que ce qu’il laissait paraître, il poursuivit :
 
« Est-ce seulement les résultats qui t’ont poussé à annuler ? Ou tu commences à avoir du mal à assumer toutes ces rumeurs qui planent depuis quelques semaines ? Oui, moi aussi je les ai entendues. »
 
Il fallait bien crever l’abcès un jour. Et en tant que professeur, Yûji avait des responsabilités et si des racontars devaient circuler à son sujet, c’était en partie à lui d’y mettre un terme. Mais comme d’habitude, le tact et la délicatesse étaient absents de son attitude. Il avait vraiment du mal à mettre les formes lorsqu’il s’exprimait.

Moi qui étais toujours pleine d'assurance, je perdais à présent tout mes moyens face à lui. Pourquoi son avis comptait-il autant à mes yeux ? D'ordinaire, je me fiche bien de savoir ce que pensent les gens de moi. Alors en quoi est-ce différent avec lui ? Il me laisse parler, hochant simplement la tête, me signifiant qu'il a compris. Je redoute sa réaction, pourtant, si j'avais le courage de le regarder, je pourrais constater qu'il n'a pas l'air en colère. Mais je suis incapable de le regarder dans les yeux, j'ai déjà suffisamment de mal à  m'exprimer dans cette situation, je n'ai pas envie de perdre complètement mes moyens. Ce n'est pas le moment.

Il m'explique alors avoir été surpris que j'annule. Pas étonnant après tout les efforts que j'avais dut faire pour qu'il accepte. Et c'est quelqu'un d'intelligent, j'aurai du me douter que mon mensonge ne passerait pas aussi facilement. Il me confie ensuite être aller jeter un coup d’œil lui même à mes résultats. Donc il n'était pas encore au courant avant ce soir. Si j'avais su... Enfin, il aurai bien finit pas le savoir de toute façon. Mais pourquoi s'être donné la peine d'aller voir par lui même ? Je n’eus pas le temps de réfléchir à ce que ça impliquait parce qu'il enchaîna, me posant la question que je redoutais.

Ainsi il était bel et bien au courant de la rumeur. Je redoutais cette confrontation depuis de longues semaines. J'étais seule avec cette histoire depuis le début. Le seul a qui j'avais eu le courage d'en parler n'étais plus là et je n'avais assez confiance en personne pour me confier, je n'aimais pas exposé mes faiblesses. Mais je devais me rendre à l'évidence. Il fallait bien que j'en parle avec le principal concerné. « D'accord... les résultats n'étaient pas ma seule raison... » Je me demandais ce qu'il pensait de tout ça. Encore une fois, son avis m'importait plus qu'il ne l'aurait dut. Pourquoi ? « Je ne voulais pas que vous ayez des ennuis à cause de moi... » Je savais bien avant que nos courts commencent que les gens parlaient à notre sujet, pourtant j'ai persisté et la rumeur avait pris de l'ampleur. Je ne savais plus quoi faire à ce sujet. Comment faire taire les gens ? Je me fichais pas mal d'avoir mauvaise réputation sur le campus, mais je ne voulais pas entraîner quelqu'un d'autre dans cette histoire. « C'est à cause de moi si nous en sommes là. Je suis désolée. »

Peut être la solution était-elle tout simplement de laisser tomber cette histoire de courts ? Ce n'était pas ce que je voulais, mais si nous n'avions pas le choix, je devrais bien me rendre à l'évidence.

Dans d’autres circonstances et avec d’autres personnes, Yûji n’aurait certainement pas été aussi patient. Il avait tendance à se lasser vite des relations, quelles qu’elles soient. Et le mensonge faisait partie des choses par-dessus lesquelles il avait du mal à passer. Pourtant, il avait su faire preuve de discernement pour cette fois, comprenant que c’était un « white lie », un petit mensonge sans conséquences irréversibles sur la vie de quelqu’un. Parce que Mitsue avait eu honte, qu’elle était déçue de ses performances. Il pouvait comprendre. Avait-elle seulement quelqu’un pour se confier quand elle avait des soucis ? Il n’en avait pas l’impression. Elle avait l’air aussi solitaire que lui. Il la voyait souvent seule, à s’entraîner dans ce bâtiment ou à se déplacer d’un point à l’autre du campus. A force de lui donner des cours, il avait fini par imprimer son visage dans son esprit et il l’apercevait de temps à autres sur le campus. Ou alors cherchait-il à la voir ? Il n’en savait rien et ne se posait certainement pas ce genre de questions maintenant.
 
Mitsue admit assez rapidement que ce n’étaient pas seulement les résultats scolaires désastreux qui la minaient. Elle semblait penaude, et finit par lui avouer qu’elle ne souhaitait pas qu’il ait des ennuis. Donc elle ne pensait pas à sa réputation future pour sa carrière, les ‘on dit’, les racontars la concernant mais elle se souciait de son cas à lui ? Avant qu’il n’ait pu réagir d’une quelconque manière, l’étudiante avait renchéri en se plaçant comme coupable de cette situation. Yûji n’étais pas vraiment d’accord avec ce point de vue. Il fallait donc qu’il intervienne avant qu’elle continue de se flageller.
 
« Dans une situation comme celle-ci, il y a deux décideurs : toi et moi. Tu as peut-être insisté pour avoir ces cours, mais j’ai accepté de te les donner en connaissances les conséquences. Je savais à quoi je m’exposais. Et tu n’as pas à t’inquiéter pour mon cas. Je sais me gérer tout seul. »
 
Il n’avait peut-être pas besoin de préciser la dernière phrase, mais c’était dit. Yûji n’était d’ordinaire pas quelqu’un qui s’épanchait sur sa vie ou ses expériences, mais sa jeune étudiante semblait totalement déboussolée, il allait donc peut-être faire une exception même si ça l’ennuyait qu’on apprenne des choses sur lui.
 
« Ces rumeurs, je m’en fous. Avant de rentrer au Japon l’année dernière, j’ai vécu 10 ans en Corée. J’ai fait des boulots dont je ne suis pas fier pour payer mes études. J’ai été idol là-bas, avec les caméras braquées sur moi en permanence. Tous mes faits et gestes étaient observés et commentés. Et j’ai appris à ne même plus les entendre, sinon je serais devenu fou. »
 
Et c’était vrai. Il avait rarement été aussi sincère avec quelqu’un, et peut-être qu’un jour il pourrait l’être avec son père. Il espérait que ses paroles secoueraient un peu Mitsue, même s’il en doutait. Au pire, elle serait curieuse et chercherait à savoir quel métier douteux il avait bien pu faire pour arriver à ses fins. Mais le professeur n’imaginait pas la jeune femme comme ça à fourrer son nez partout. Elle paraissait respectueuse du jardin privé d’autrui. Il espérait qu’il ne se trompait pas sur elle. Et surtout : il n'avait jamais autant parlé à quelqu'un.

J'avais eu peur qu'il m'en veuille pour cette histoire de rumeur. C'est pour ça que j'avais évité le sujet pendant si longtemps. Je n'avais pas imaginé une seconde qu'il pouvait savoir depuis le début. Il prétendait même qu'il avait accepté en connaissance de cause. Pourquoi ? Je ne comprenais pas, pourquoi se donner tant de mal pour moi ? Pourquoi risquer sa carrière pour une étudiante qui n'avait même pas le théâtre comme matière principale ? Je ne doutais pas du fait qu'il savait sa gérer tout seul, mais il ne pouvait pas m’empêcher de m'être sentie coupable quant aux problèmes que j'aurai pu lui attirer, même involontairement. J'ouvrais la bouche avec l'intention de dire quelque chose, mais la refermait aussitôt, en réalité, je ne savais plus quoi dire. Que répondre à ça ?

Heureusement, une fois n'est pas coutume, il semblait vouloir parler pour nous deux. C'était la première fois qu'il parlait autant en ma présence. Surtout pour parler de lui. Je l'écoutais donc sans l'interrompre. J'ignorais bien sûr tout de ce qu'il venait de me raconter. J'imagine que si je l'avais voulu, il m'aurai suffit de fouiller un peu pour avoir connaissance de sa carrière en Corée, mais je ne l'avais pas fait. Je n'aurai pas apprécier qu'on fouille dans mon passé, alors je ne permettrais jamais de le faire pour quelqu'un d'autre. Évidement, j'aurais aimé qu'il m'en dise plus. Je ne sais pas pourquoi ça m'intéressais autant, mais je voulais en savoir plus sur lui.

Ceci dit, ça ne me rassurais qu'à moitié, s'il arrivait à gérer la situation, moi je n'y arrivais plus. « Je ne voulais pas vous mentir, vraiment, c'est juste que... » Je soupirais en me laissant tomber sur un banc. J'étais fatiguée de tout ça. Pourquoi les choses ne pouvaient-elles pas être simple pour une fois ? « Je ne savais plus quoi faire. Les choses se sont accumulées et j'ai fais n'importe quoi. » Je réalisais à quel point tout garder pour moi m'avait plomber le moral. « Entre la rumeur, mes résultats et ce qu'il s'est passé à la fin de l'année, je ne pouvais plus le gérer. » Je ne sais pas pourquoi je lui disais ça, je n'étais pas du genre à me plaindre, c'était sortit tout seul, sans que j'y ai vraiment réfléchis. « Mais en tout cas, ça ne se reproduira pas. » Évidemment que non. J'avais bien compris qu'il était inutile de lui mentir.

Yûji savait parfois être une oreille attentive et à l’écoute. Mais généralement il ne le faisait qu’avec les personnes qu’il estimait un minimum et qui méritaient son temps et son attention. Sans réellement savoir pourquoi, il avait ressenti que Mitsue faisait partie de ces personnes pour qui il pouvait donner un peu de son temps libre. De toute façon, à cette heure-ci, il aurait dû lui donner cours, donc ça ne changeait pas grand-chose à son emploi du temps.
La situation n’était pas glorieuse, il fallait l’admettre, surtout qu’il était impliqué. Mais il fallait réussir à relativiser et prendre les choses une par une. Ce serait d’ailleurs son premier conseil, une fois qu’il aurait analysé la réaction de l’étudiante face à ses révélations.
 
Cette dernière s’était laissée tomber sur un banc de la salle de danse, semblant vraiment dépitée. Elle regrettait son mensonge et s’était sentie dépassée par les événements. Le terme d’accumulation qu’elle avait employé était judicieusement choisi. La lassitude de sa situation ambiguë se ressentait dans sa posture, elle semblait éteinte et faible comparé à l’aura d’assurance qu’elle dégageait ordinairement. Il n’aimait pas la voir dans cet état. Il n’aimait pas voir les gens découragés de manière générale, lui qui était un battant, en quelque sorte.
Afin de discuter plus posément avec elle, Yûji s’assit sur le banc à ses côtés, mais pas trop près au cas où des paires d’yeux indiscrètes se seraient baladées près de la porte et auraient mal interprétés la situation. C’était juste un enseignant qui remontait le moral de son étudiante après tout, non ? C’était courant au Japon.
 
« Je comprends tout ça. C’est ce qu’on appelle un burn-out. Mais dans ces situations-là, il faut savoir prendre les problèmes un par un. De toute façon, tu ne pourras pas tout régler d’un coup. »
 
Il marqua une pause dans son discours, avant de poursuivre :
 
« Tu sais, dans la vie on n’obtient pas toujours ce qu’on veut tout de suite. Moi par exemple, je suis diplômé d’une prestigieuse école d’arts de la scène coréenne, en théâtre, je rêve d’être acteur ou comédien depuis des années et ma carrière n’a pas encore décollé, je n’ai pas trouvé de rôle encore. Je ne suis pas professeur par envie, je suis loin d’être pédagogue. Mais il faut bien commencer quelque part, et si je n’arrive pas encore à me lancer, ce qui commence à devenir difficile vu que j’ai passé la trentaine, je suis satisfait d’aider les futurs talents. En quelque sorte. »
 
Nouvelle pause. Mais qu’arrivait-il à Yûji le taciturne ? Avait-il mangé l’âne de Shrek pour être aussi bavard ?
 
« Ce que je veux dire, c’est que ce n’est pas grave d’avoir redoublé ton année. Ca te laisse un an de plus pour te préparer et améliorer tes compétences. Puis tu es jeune, tu as le temps.  Redoubler n’est pas synonyme d’échec. Tu gèreras ça plus tard, mais cesse de t’en vouloir pour ça, pour le moment. »
 
Après tout ce n’était pas la fin du monde. Mais il comprenait ce que l’échec pouvait représenter pour une personne pleine d’assurance : cela pouvait briser.
 
« Quant à cette rumeur … Pour le moment je n’ai moi-même pas de solution. Je t’aurais proposé de faire les cours en dehors du campus pour éviter les regards qui traînent, et d’arriver et repartir à des créneaux différents pour éviter d’attirer l’attention, mais le fait est que ce serait encore pire si cela venait à se savoir. Je pense qu’il faut juste ne pas y prêter attention et continuer de vivre. Se laisser perturber, c’est donner raison aux personnes qui s’amusent du malheur des autres. »
 
Voilà, il ne savait pas comment l’encourager davantage. Il n’avait pas autant déblatéré de conseils depuis des années. Peut-être que finalement le métier d’enseignant le rendait pédagogue et plus ouvert à autrui ? Le fait d’être de retour dans son pays natal devait aussi l’aider à s’épanouir.

Les choses commençaient à s'embrumer dans mon esprit. J'avais un peu de mal à comprendre le changement d'attitude du professeur. Je n'allais pas m'en plaindre, je préférais largement qu'il soit comme ça plutôt que froid comme il en avait l'habitude. Je crois que s'il s'était mis en colère, j'aurai pris mes jambes à mon cou, même si après réflexion, les choses auraient certainement été pires après.

Il avait fini par venir me rejoindre sur le banc, gardant bien sûr ces distances, ça valait mieux, on était jamais sûr de rien et il n'aurai plus manqué qu'un curieux traîne dans le coin. Mais alors pourquoi donc ce détail m'avait-il sauté aux yeux ? Décidément, les choses ne tournaient pas très rond dans ma tête en ce moment. Pourtant, je préférais ignorer cette pensé pour le moment, préférant me concentrer sur ce qu'il était en train de me dire.

Un burn-out ? C'était le terme qu'il venait d'employer. Il est vrai que beaucoup de choses étaient arrivées ces derniers temps et le fait d'avoir tout gardeé pour moi n'avait pas dut m'aider à sortir la tête hors de l'eau. C'était bien la première fois de ma vie que je me retrouvais dépassée par les événements. La question qui se posait maintenant était de savoir comment j'allais remonter la pente. Et pour ça, monsieur Koizumi semblait avoir quelques conseils.

Une nouvelle fois, je le laissais parler, il semblait bel et bien décidé à m'en dire plus. J'en apprenais plus sur lui en une seule journée qu'en plusieurs semaines de cours. Quelque part, je me reconnaissais un peu en lui, chacun dans notre domaine, nous poursuivons le même rêve, réussir dans ce que nous aimons. Il me confie également que ça commence à devenir difficile pour lui. Ça m'attriste un peu d'entendre ça, même s'il qu'il est quand même satisfait d'une certaine manière. Et soudain, une vague de reconnaissance m'envahit, tout ce temps qu'il m'a consacré pour mes cours particulier, il aurait pu le mettre à profit pour sa propre carrière, au lieu de ça, il l'a passé à m'apprendre ce qu'il savait. Je voudrais lui dire quelque chose, mais avant que j'ai pu formuler une pensée cohérente, il reprend une nouvelle fois la parole.

Ne pas m'en vouloir d'avoir redoublé ? Ça m'aurai été impossible. Après tout, j'étais la seule responsable de mon échec. Mais il avait raison sur un point, je devais arrêter de ressasser tout ça sans cesse. Je devais aller de l'avant, de toute façon, ce qui était fait ne pouvait plus être changé et que je le veuille ou non, j'allais devoir faire avec. Bien sûr, j'avais envisagé de laisser tomber, mais je sais qu'au fond, je n'aurai été heureuse dans aucune autre voie. Et même si cet échec retardait le jour de mon diplôme, j'avais bien l'intention d'aller jusqu'au bout des choses.

Je tentais un sourire. « Merci monsieur. Vous avez raison, je vais travailler plus dur encore cette année. » J'aurai voulu dire beaucoup d'autres choses, mais quelque chose m'en empêchait. Je voulais lui dire à quel point je lui souhaitais qu'il réussisse dans ces projets, à quel point son avis comptait. J'aurai voulu lui poser mille et une question sur son parcours en Corée. Mais tout cela semblait déplacé. Après tout, c'était sa vie, je n'étais qu'une de ses étudiantes et avec cette rumeur à notre sujet, il valait mieux éviter de trop s'éloigner du cadre des cours qu'il me donnait. « Et pour ce que ça vaut, moi je trouve que vous êtes un très bon professeur. » Je le lui avait déjà dit ce jour-là à la boulangerie Flat et mon avis en avait été renforcé depuis.

Enfin, il aborda le sujet de la rumeur. Lui non plus n'avait pas de solution idéale, il semblait pourtant y avoir réfléchit. Essayer d'ignorer les commérages, peut être, mais cela pouvait-il durer encore longtemps ? Et puis ce n'était pas tout les jours facile à supporter. Pourtant, j'avais besoin d'éclaircir un point. « Alors, vous ne pensez pas qu'on devrait tout arrêter ? » C'était le seul conseil qu'on m'avait donné pour faire taire cette rumeur. Conseil que j'avais ignoré, nous conduisant à la conversation d'aujourd'hui. Je fermais les yeux sentant la migraine revenir, j'en demandais trop à mon corps ces derniers temps. Je secouais la tête, tentant au mieux de ne rien laisser paraître. Je posais mon regard sur lui, me demandant à quoi il pouvait bien penser. Il y avait une dernière chose qu'il ignorait, mais j'étais presque certaine que ce n'était pas le bon moment pour en parler. Il ne s'était pas mis en colère jusqu'à présent et je ne voulais pas que ça change.

La situation n’avait pas tourné comme Yûji l’aurait imaginé. A l’origine, il pensait passer un savon à Mitsue qui s’était permise de lui mentir sur son emploi du temps et le fait qu’elle soit malade, mais lorsqu’il avait compris le pourquoi du comment, il avait fini par renoncer à cette idée de sermon. Aucun intérêt d’enfoncer encore davantage quelqu’un qui se sentait aussi mal qu’elle en ce moment-même. Il se serait énervé si cela avait été de la pure paresse, mais il ne semblait pas que ce soit le cas. Il était donc temps de faire preuve du peu d’empathie dont il était doté, et d’essayer de l’encourager à ne pas renoncer.

C’était donc dans cette optique que le jeune professeur s’était assis sur le banc pour discuter avec elle, et lui donner des conseils appuyés par ses propres expériences. Il était très rare qu’il se dévoile ainsi, encore plus auprès d’une élève lambda. Mais voilà, justement, Mitsue n’était pas une élève lambda : elle avait du potentiel, un caractère bien trempé, une motivation très ancrée et du talent. Un talent brut qu’il fallait polir pour la faire briller. Yûji avait rarement eu une étincelle comme ça envers des étudiants qui lui semblaient prometteurs. La dernière fois avait été avec Yoon Su Jin, cette jeune femme avec un talent monstre qui avait fini par devenir comédienne en Corée du Sud et que Yûji s’était contenté d’observer de loin. Cette époque lui paraissait si loin. Mais Mitsue lui rappelait plus ou moins la jeune femme, avec sa détermination et son franc-parler. Leurs personnalités étaient très différentes mais elles étaient empreintes de la même énergie qui attirait Yûji comme un aimant. Calme comme il était, il avait sans doute besoin de se rapprocher de personnes dynamiques pour se sentir confortable au quotidien.

Le professeur avait acquiescé silencieusement lorsque Mitsue avait finalement repris la parole après ses longues tirades, lui affirmant qu’elle allait travailler plus dur. Elle enchaîna en lui répétant ce qu’elle lui avait dit lors de cette entrevue où il avait fini par céder à sa demande, autrement dit qu’il était un très bon professeur. Il soupira, le regard dans le vide en face de lui, puis répondit :

« Tant que tu as l’impression de progresser et que c’est le cas, c’est l’essentiel. »

Yûji n’aimait pas particulièrement les compliments. Il savait que Mitsue ne lui avait certainement pas dit tout cela pour le flatter mais par sincérité, mais il n’était pas confortable avec cela. Il était quelqu’un qui faisait les choses parce qu’il fallait les faire ainsi, il ne recherchait pas spécialement de reconnaissance particulière. Si un jour sa carrière décollait, ses interviews pour des journalistes risquaient d’être très plates.

Le sujet de la rumeur avait été abordé, et le nippon avait exprimé son point de vue sur la question. Il n’avait pas de bonne solution pour leur situation délicate. Peut-être que si un scandale plus gros éclatait, les curieux se détourneraient d’eux et leur ficheraient la paix. Mais ce serait souhaitait que leur problème se transfère sur quelqu’un d’autre et ce n’était pas du tout une bonne idée. L’étudiante lui avait alors demandé s’ils devraient tout arrêter. Ou du moins elle avançait l’hypothèse que ce n’était pas son intention. Il soupira à nouveau et se tourna vers elle pour l’observer avant de s’exprimer :

« Tout arrêter serait leur donner raison. De plus, si tu as envies de progresser, t’arrêter en plein milieu du chemin au moindre obstacle ne jouera pas en ta faveur. Si plus tard tu deviens danseuse ou actrice professionnelle, tu devras à nouveau faire face à ce genre de rumeurs, avec la télévision en plus. Il faut t’endurcir dès maintenant. Vois ça comme un entraînement pour ta vie future, et tu sauras si c’est la voie que tu veux emprunter. Pour ma part, je suis prêt à continuer à t’entraîner et je me fiche bien de ce que les gens pensent. Je fais simplement mon travail. »

Mais il m’arrive de ne pas pouvoir te sortir de ma tête … ne put-il s’empêcher de penser spontanément, regrettant aussitôt cette pensée. Ce n’était vraiment pas le moment de déconner, il pouvait jouer sa carrière, mais il ne pouvait non plus nier que la présence de Mitsue avait tendance à le troubler parfois. Mais comme à son habitude, il lui faudrait éteindre ce genre de pensées et les enfouir au plus profond de son être. Se concentrer sur la réalité, les choses à faire, dans le droit chemin. Pour ce faire, il détourna son regard d’elle, pour chasser d’autres pensées qui venaient s’accumuler dans son esprit, comme le fait que sa chevelure semblait douce, et que son parfum était agréable. Yûji devait impérativement garder son sang-froid et ne pas se laisser aller face à un début d’attirance interdite.