Qu’est-ce qui était plus ennuyeux que les cours en général ? Les cours d’économie. La matière dont Ken avait le plus horreur, et ce, depuis le début de son cursus. Un bon commerçant sans notion d’économie n’irait pas bien loin dans les grands projets d’entreprise, mais comme Ken voulait être basketteur professionnel, il s’en tamponnait le coquillard avec une babouche des cours d’économie. Il se prenait d’ailleurs toujours des sales notes, à un point où ça pourrait bientôt devenir gênant. Tant qu’il ne descendait pas en dessous de C, ça irait …

Toujours est-il que Ken était absolument incapable de se concentrer dans cette classe, comme à chaque début d’année scolaire. Il commençait à se bouger quand il réalisait que le premier semestre touchait à sa fin et que les rapports à rendre étaient décisifs s’il voulait être diplômé et satisfaire papa et maman Anzai. Et là, comme c’était le début de l’année, eh bien … Ken bailla silencieusement mais sans retenue.

Et alors, quand il entendit son voisin de table commencer à faire des blagues nulles à la fille derrière eux qui se plaignait d’avoir perdu son stylo, le regard de Ken s’illumina, et il se redressa un peu sur son siège, lui qui était tout avachi. Il avait trouvé de quoi se divertir pendant cette longue heure de cours !
Franchement, la réaction outrée de la fille à la blague innocente du jeune homme fit hausser un sourcil au jeune homme. Comment pouvait-on être aussi terre à terre, et qui plus est refuser un stylo gentiment offert ? Sérieusement, il fallait se détendre un peu, et avoir de l’humour. Ce qu’elle n’avait clairement pas.
Le jeune homme s’assura que la fille ne prêtait plus attention qu’à son stylo perdu et se pencha vers son voisin, sans même le connaître, pour lui dire :

« Vu sa réaction, moi je pense savoir où est son stylo … »

Il rit tout seul à sa blague, comme un benêt de première. Une chance que le professeur ne l’ait pas remarqué, mais vu que cela devenait nerveux, cela n’allait pas tarder.

« Par contre moi je veux bien ton stylo chômeur. Mais il accepte d’être détourné de ses fonctions initiales ? »

Ken ne savait pas encore s’il se servirait de l’objet pour le faire tourner machinalement entre ses doigts tout en rêvassant, ou s’il allait gribouiller des bêtises sur un coin de feuille. Il pourrait aussi proposer un morpion à son voisin après tout, vu l’ennui mortel qui semblait les rapprocher. Ce dernier avait au moins le mérite d’avoir pris son ordinateur, Ken n’avait pas eu cette lueur d’esprit. Et de ce fait, le cours risquait d’être long, très long …

Le voisin de Ken lui semblait sympathique, il lui ferait certainement passer le temps jusqu’à la fin de ce cours interminable. Non mais qui avait inventé le concept d’économie hein ? Bref, il avait demandé son stylo au jeune blondinet à bouclettes qui n’avait pas envie de savoir où se trouvait le stylo de l’étudiante coincée, et ce dernier avait fini par le lui céder, lui confiant qu’il avait très certainement oublié sa fonction première mais que ses cris de douleur étaient atroces. Ken pouffa discrètement à cette bêtise puis se saisit du stylo et commença à griffonner sans but précis.

Il fut interrompu par un bruit sourd venant de sa gauche : le banc de la fille au stylo avait heurté la chaise de son voisin et il avait été propulsé en avant, complètement compressé entre sa chaise et son propre banc. Il ne put s’empêcher de rire à la remarque du jeune homme adressé à la fille qui semblait se contreficher de son existence. Mais comment pouvait-on être aussi chiante ? Ken lui lança, d’un ton léger :

« Tu es consciente qu’avec tout le bordel que tu fais, quand tu auras enfin retrouvé ton stylo il n’y aura plus rien à noter avec car le cours sera fini ? Non mais vraiment, prend le stylo de boucle d’or qu’on n’en parle plus. Parce qu’à force le prof va s’énerver et je suis sûr que ce sera pour notre pomme. »

Il lui lança un regard faussement réprobateur, haussa les épaules et se retourna sur sa chaise, reprenant sa position initiale. Son voisin risquait de ne pas apprécier le joli surnom donné, mais tant pis, il semblait avoir de l’humour à revendre, donc l’auto-dérision ne devait pas manquer non plus.
En parlant de son voisin, sa bouille lui disait vaguement quelque chose. Mais il n’arrivait pas à se rappeler où et quand il aurait déjà pu le croiser. Peut-être dans un autre cours commun ? Mais il avait l’impression que l’endroit était différent du cadre universitaire, sans savoir expliquer pourquoi … Et comme à chaque fois qu’il était intrigué et dépassé par une situation, il fronça les sourcils et continua de fixer l’individu, sachant pertinemment que c’était assez impoli. Et pour ne pas avoir l’air trop débile, il lâcha nonchalamment un :

« Tu veux faire un morpion ? »

Au moins, peut-être que le blondinet oublierait le surnom débile et le regard appuyé et indiscret.

Parfois, Ken était désespéré de l’attitude des gens, comme celle de la jeune fille derrière eux. Même s’il s’était mis au premier rang davantage pour faire bonne figure que pour réellement suivre le cours -ses notes étant quasiment vides-, il n’appréciait pas que des gens égoïstes empêchent d’autres plus sérieux de suivre ce qui se passait dans l’amphi. Après tout, il était certain que des personnes autour d’eux deux aient vraiment envie de réussir leur année, ou se passionnent pour l’économie. Mais pour ça, il fallait être suicidaire.

Le jeune homme avait semblé mal à l’aise à être observé de la sorte. Qui ne l’aurait pas été ? Ken réalisa enfin qu’il n’avait absolument pas été discret ni délicat dans son attitude, et, n’ayant toujours pas réussi à mettre le doigt sur où, quand et comment il avait potentiellement rencontré le blondinet, il répondit nonchalamment :

« Désolé, j’avais l’impression de t’avoir déjà croisé quelque part, mais comme ça ne me revient pas, je me dis que j’ai dû confondre. »

Ceci étant dit, le jeune homme avait accepté son invitation à jouer aux morpions. AU premier rang de l’amphi, nez sous le professeur. Quel cruel manque de tact, mais au point où ils en étaient. C’était la rentrée, et clairement, le professeur n’avait pas envie de se prendre la tête avec des cancres. Il continuait son monologue comme si de rien n’était, interrompu occasionnellement par les questions des étudiants assidus. Il ne fallait pas trop en demander à Ken pour un premier cours après les vacances d’été franchement. Lentement, mais sûrement.

Le blondinet avait pris les croix, chose que Ken avait acceptée d’un hochement de tête. Imitant son voisin, le basketteur alternait entre placer ses cercles pour contrer son adversaire, et prendre quelques notes sur une feuille volante pour sauver les meubles. Il allait devoir demander un coup de main à un camarade. Et certainement pas à ce dénommé Jaeyoon puisqu’il prenait aussi peu de notes que lui. Un Coréen ?

« Moi c’est Ken. T’es Coréen, non ? T’habites au Japon depuis longtemps ou tu es étudiant en échange pour un an ? »

Ken avait ce naturel curieux qui pouvait plaire ou déplaire à son entourage, selon les gens. Mais il n’en avait que faire, au pire la personne gênée n’avait qu’à lui dire que c’était privé et il saurait se taire. Il appréciait connaître les gens qu’il fréquentait, même le temps d’un cours.

D’après les dires du principal concerné, Jae Yoon était bel et bien né en Corée du Sud comme l’indiquait son patronyme, mais il avait directement déménagé au Japon et avait grandi ici. C’était assez courant que des coréens viennent s’expatrier au Japon. Les deux pays étaient proches, et avaient toujours entretenu d’étroites relations, aussi bonnes que toxiques. Il y avait une certaine animosité entre les deux gouvernements, beaucoup de désaccords, mais rien qui empêche les jeunes de s’épanouir au Pays du Soleil Levant. La discrimination au Japon était assez passive, et même si elle n’était pas des plus agréables, elle n’était pas aussi brutale que dans les pays occidentaux.

« Je vois. Et tu retournes parfois là-bas ? Tu y as toujours de la famille ? Enfin, t’es pas obligé de répondre hein. »

Ken s’était empressé de rajouter la dernière phrase, conscient que sa curiosité innocente pouvait être intrusive et gênante pour son entourage. Il n’avait jamais mis les pieds en Corée du Sud alors que c’était très proche d’ici et qu’il savait que son père avait des partenariats avec des entreprises du pays du Matin Calme. Il n’avait jamais vraiment voyagé à vrai dire, en dehors de la France et de ses pays limitrophes à l’époque où il sortait encore avec Hikaru. Cela lui paraissait désormais si loin.

Le jeune homme lui avait ensuite raconté ses déboires quant au fait qu’il s’était inscrit en cours de coréen et qu’il avait désespéré son enseignante au vu de son piètre niveau. Ken rit de bon cœur, amusé de la situation. C’était toujours assez incroyable pour les Japonais de voir des natifs d’un autre pays ne pas maîtriser leur propre langue. Mais après tout, eux-mêmes ne maîtrisaient pas du tout le Japonais. Comment pouvait-on de toute façon maîtriser une langue aussi complexe ? Et puis, les langues étaient en perpétuelle évolution, au final.

« Bah, avec un peu de chance, la prochaine fois tu lui diras Joyeux Noël à la place de Bonjour ! »

Et alors qu’ils plaisantaient comme deux étudiants lambda, la mémoire le frappa de plein fouet : il avait effectivement déjà vu la bouille de blond aux cheveux bouclés de Jae Yoon quelque part. Et ça commençait à dater, c’est pour cela que ce n’était pas revenu tout de suite. Il l’avait aperçu aux côtés de Sakura à l’époque où il avait découvert qu’elle traînait dans la rue. Il faisait partie de la bande d’inséparables qui était toujours avec elle. Ken tenta de ne rien laisser paraître sur son visage, et inséra un cercle dans la nouvelle grille de morpions qu’ils avaient commencée.

« J’ai gagné. Je sais pas toi, mais j’en ai marre de jouer. Et je crois que le cours est bientôt terminé. J’ai faim, tu vas manger après ? »

Après tout c’était toujours sympa d’être accompagné pour manger ! Mais surtout, s’il pouvait en apprendre plus sur ce jeunot et pourquoi il dealait dans la rue aux côtés de Sakura et les autres, cela pourrait être utile à Ren afin d’essayer de démanteler leur petit réseau et de les aider à reprendre une vie normale après tout.

Ken semblait avoir heurté un point sensible en parlant de la Corée du Sud. Le visage de Jae Yoon s’était renfrogné et assombri. Bon, visiblement, le jeune homme avait donc un point faible. L’étudiant décida de ne pas le charrier davantage sur ce sujet, gardant cela pour plus tard si cela se révélait être nécessaire. Il se contenta donc d’acquiescer à l’explication de son camarade, comme quoi toute sa famille était au Japon. Puis le sujet revint aussitôt sur son premier cours de coréen, où il s’était trompé de formule et la professeur s’était offusquée que son étudiant, natif du pays, soit incapable de parler la langue. Ken avait ri de la situation et avait fait une blague sur le fait qu’il risquait de lui dire joyeux noël la prochaine fois. Jae Yoon avait bien pris la blague du jeune homme et avait rétorqué que c’était peut-être un peu tôt pour parler de Noël. Boarf, au Japon, rien n’était assez tôt. Ils étaient à peine début octobre, et il savait déjà que dès qu’Halloween serait passé, les décorations de Noël seraient partout dans Tôkyô. La folie frénétique des japonais …. Et en parlant d’Halloween, Jare Yoon suggéra qu’il pouvait apprendre à lui dire joyeux Halloween. Ca se disait ça ? Bah, peu importe. En revanche il savait quoi répondre à la question du bouclé :

« Oh bah, je pense que c’est un mot américain gardé tel quel partout. Regarde, nous, au Japon, on dit bien « Halloween » avec une prononciation qui n’a plus rien à voir avec l’anglais, mais qui s’en inspire ! »

Les Japonais étaient doués pour piquer plein de mots de l’anglais et les déformer complètement jusqu’à ce qu’on ne reconnaisse même plus le mot d’origine. Et ils faisaient ça avec la plupart des langues de toute façon. Cela avait toujours amusé Ken, même si son anglais était complètement influencé par l’accent japonais lui aussi.

Ken avait gagné la partie de morpion et avait suggéré qu’ils aillent manger après le cours qui touchait bientôt à sa fin. Le jeune homme semblait d’accord et proposa de manger ensemble. Parfait, comme ça il n’avait pas à le faire lui-même.

« On peut faire ça. Et avant que tu ne te demandes si je n’ai pas des gens avec qui manger, ça dépend des jours, mais aujourd’hui mon meilleur pote est occupé et comme il n’y a pas entraînement de basket, je ne sais pas vraiment où sont les autres joueurs. »

Il arrivait parfois à Ken de manger seul de toute façon, surtout en période d’examens car il avait tendance à réviser en mangeant pour optimiser son temps même s’il détestait ça. Le glouton qu’il était aimait savourer son repas et l’idée de réviser en mangeant ne lui plaisait guère, mais pas le choix.

« Tu veux manger où ? Réfectoire, boulangerie, fast-food, ou peut-être les sushis du 4ème étage ? »

Ken aimait absolument tous les lieux gastronomiques de Chûô. Cette université était aussi réputée pour ses cafétérias, et il comprenait totalement pourquoi : tout était si bon !