D’une main, Gabriel tenait celle toute petite de son grand garçon de presque cinq ans. De l’autre, il poussait une poussette qui elle contenait une toute petite puce de seulement un an. Les grands yeux bridés et bien noirs de l’enfant se posaient sur chaque nouveau visage qu’ils croisaient. Gabriel se demandait si à cet âge, Cassandra avait conscience de ce à quoi elle ressemblait et que ces gens partageaient bien plus de points communs avec elle que ceux qu’ils fréquentaient en Amérique. Par contre, il savait que c’était le cas pour Mathias. Il lui avait posé la question. Puis, il avait demandé s’ils verraient sa maman ici et tristement, Gabriel avait dû lui dire que non, pour ne pas nourrir de faux espoirs chez son petit bout d’chou. Il savait que certains aimaient user de pieux mensonges pour rendre la vie plus simple à leurs enfants (ou à eux-mêmes), mais pas lui. De toute façon, ce n’était pas leur rendre service que de les prendre pour des abrutis…

Ils venaient tout juste de grimper la colline que lui-même aimait longer lorsqu’il était plus jeune et venait chez sa grand-tante maternelle, celle dont sa mère avait hérité la maison traditionnelle que Gabriel habitait présentement. Il aimait venir y voir les grandes maisons. Mais surtout, il aimait admirer le paysage d’ici. On était au printemps et la vue était magnifique avec la tonne de cerisiers en fleur qui bordaient les rues de Seiseki. D’ailleurs, Mathias cesse un instant de scruter chaque visage qu’ils croisent pour avoir quelques exclamations enthousiastes devant l’aspect très enchanteur que ce manteau rose donnait à la petite ville. Mais il y avait bien une chose qui pouvait changer trop vite les idées d’un enfant de cinq ans… Les sucreries. Alors lorsqu’ils passent près d’un très joli salon de thé dont il n’avait aucun souvenir et qui devait donc être récent, Gabriel ne peut ignorer le commerce. Les pâtisseries dans la vitrine avaient rapidement attiré un Mathias qui se rue dessus !

« Mathias ! »

Le petit garçon relève son regard bridé vers son papa, l’air déjà coupable sans trop savoir pourquoi. Gabriel soupire. Au travers de la vitrine, il croise un regard tout aussi bridé que le siens, mais d’une belle amande très douce. Un homme les observait. Et il avait soudainement bien honte, les joues un brin rouges. Il supposait que cet homme devait travailler là vu qu’il ne semblait rien consommer ou quoi… et Mathias…

« Mathias… tes mains dans la vitrine. Ce n’est pas très gentil. Le monsieur va devoir la nettoyer après ton passage. », fait remarquer Gabriel, sans élever la voix toutefois, même s’il était évident qu’il grondait un peu. D’ailleurs, Mathias s’éloigne un peu, l’air confus… avant de hurler un bon gros « SORRY ! » pour que l’homme de l’autre côté de la vitrine l’entende. Gabriel en sursaute…! « Mathias… Mais enfin ! On ne crie pas sur les gens… »

Seigneur ! Parfois, il arrivait encore à être surpris par le comportement des enfants. Nul doute qu’il en parlerait dans quelques années en riant. Peut-être même avec Mathias quand il allait être adolescent. Mais pour l’heure, il était mal à l’aise. Certes, ça ne paraissait pas à première vue qu’ils étaient Américains. Mais c’était le genre de comportement intrusif qu’on attendait d’Américains et ça le gênait. Il s’approche donc de son enfant, le prenant par une main.

« Viens. On rentre. Et tu vas t’excuser poliment au monsieur, cette fois. », déclare Gabriel. Il aurait mieux aimé passer son chemin, mais il avait des valeurs à inculquer à ces enfants ! Alors il invite Mathias à pousser la porte (sans toucher à la vitre !) et entre dans le joli petit salon de thé avec sa poussette. Cassandra pousse une petite exclamation joyeuse mais douce alors qu’elle lève le nez pour voir la clochette qui avait doucement teintée au-dessus de leur tête. La porte se referme… et rapidement, Gabriel s’incline poliment devant le bel homme qui était venu les accueillir. « Excusez les doigts de mon fils sur votre vitrine. »

Puis, il se tourne vers Mathias, lui faisant un regard un peu fâché pour qu’il s’exécute ! Le petit semble hésiter, passe son poids sur un pied, sur l’autre… puis finalement, il s’incline très maladroitement. C’était nouveau pour lui. Et ses excuses se font entendre en anglais. Ah…

« Mathias, en japonais, s’il-te-plaît. Les gens ici parlent japonais. Et je sais que tu es capable. »

Mais cette fois, Mathias affiche une petite mine boudeuse, pas très heureux et un peu embarrassé aussi sûrement. Gabriel soupire, mais glisse avec tendresse une main dans les jolis cheveux soyeux de son bébé.

« Excusez-nous. Nous sommes nouveaux ici et nous avons encore besoin d’un peu de temps pour nous acclimater. », explique-t-il doucement à l’homme, son regard retrouvant le siens avant qu’il ne s’incline légèrement à nouveau. Il aurait aimé disparaître six pieds sous terre, pour le coup. Gabriel n’aimait pas trop la confrontation et même si ce n’était pas exactement ça présentement… il était peut-être plus sensible à ce genre d’événements avec le divorce, le déménagement, le fait d’élever deux enfants entièrement seul… « C’est votre salon de thé ? C’est un endroit charmant. Je ne me souviens pas l’avoir vu quand je venais chez ma grand-tante, enfant. Ça fait longtemps qu’il est ouvert ? »

Changer légèrement le sujet allait peut-être lui faire perdre quelques couleurs au niveau des joues !

Gabriel peut voir la surprise se peindre sur le beau visage doux de l’homme, mais pas de jugement et ça fait du bien. Il n’était pas du genre à sauter aux rideaux dès qu’on jugeait ses origines. Celles-ci ne se lisaient pas trop sur son visage dans le coin, il en était bien conscient, même si un jour sa grand-mère maternelle lui avait dit qu’il ressemblait plus à un Coréen qu’à un Japonais ! Ça l’avait un peu étonné puisqu’il n’avait qu’un quart de Coréen dans le sang, mais soit ! De toute façon, l’homme n’en reste pas là, continuant plutôt sur le sujet du salon de thé et sur ce qui se trouvait ici avant. Tout en gardant la petite main de son bébé dans la sienne, Gabriel pousse une exclamation surprise, mais tranquille et sans élever le ton. Il n’était pas de ces Américains-là !

« Mais oui, c’était bien ça qu’il y avait ici : un restaurant de ramens. », convient-il, un sourire fleurissant sur ses lèvres en se rappelant de ce détail qui avait, l’espace de quelques années, échappé à sa mémoire. « J’avais oublié. J’adorais venir chercher des ramens ici. Je m’assoyais là et j’observais les clients en mangeant mes ramens. Je ne venais au Japon qu’une à deux fois l’an. Tout était fascinant pour moi. »

Ce disant, il avait pointé un endroit où il n’y avait plus de table. Mais à l’époque, il y en avait bel et bien une là. Elle était un peu en retrait et il pouvait observer les gens, tranquille ! Il incline un peu la tête néanmoins à l’annonce du décès des parents de l’homme. Il ne semblait pas bien vieux, c’était d’autant plus triste à entendre.

« Je suis désolé pour votre perte. », assure-t-il, peut-être d’une phrase qui était un mauvais anglicisme, mais le cœur y était. « Vous avez fait de l’endroit un très beau commerce. C’est vous qui cuisinez ces pâtisseries ? »

Ça sentait bon et elles étaient vraiment belles. Lui-même adorait la cuisine. Mais il n’avait certainement pas le même niveau que le propriétaire du salon de thé ! Une question est posée à Mathias. Et comme par enchantement, le petit répond « oui, monsieur, beaucoup ! » dans un japonais parfait, ce qui fait lever les yeux au ciel à Gabriel !

« Mon fils a de toute évidence établit ses priorités quand vient le temps de savoir parler japonais ou non ! », blague-t-il, un sourire amusé étirant quand même ses lèvres. Il pousse gentiment Mathias vers une table pour qu’il aille s’y assoir, puis place la poussette près de celle-ci pour qu’elle ne soit pas dans le chemin de potentiels clients qui arriveraient après eux. « Avec plaisir. Ça nous fera du bien de discuter un peu avec quelqu’un du coin, aussi. »

Il s’assure que Cassandra est confortable dans sa poussette, se promettant de la sortir de là dans quelques minutes, puis se tourne vers le joli comptoir de l’endroit où plein de pâtisseries alléchantes s’alignaient, attendant preneur.

« Choisis laquelle tu aimerais avoir, Mathias. Sans mettre tes doigts dans la vitrine. », prévient-il rapidement, histoire d’éviter un autre drame ! Puis, il se tourne vers le propriétaire et tend sa main, sourire aux lèvres. « Je m’appelle Choi Gabriel. Je… »

Il s’interrompt… et un peu gêné, il baisse sa main. Mauvais réflexe ! Il s’incline plutôt brièvement, un peu plus maladroitement que d’habitude parce qu’il avait été pris en flagrant délit d’américanisation aigüe !

« Excusez-moi. Je vais m’habituer. Je n’étais plus venu depuis quelques années… », explique-t-il tout en grimaçant un peu. Mais il adorait le Japon. Ce n’était qu’une question de temps pour qu’ils s’habituent tous. « Quel thé me recommanderiez-vous ? Oh et vous auriez un peu de jus pour Cassandra ? »

Ce disant, il montre le bébé qui souriait joyeusement dans sa poussette. C’était une bonne journée pour Cassandra ! Et maintenant pour Mathias aussi qui avait déjà déclaré vouloir trois des pâtisseries. Malheureusement pour lui, il allait devoir faire un choix !

Gabriel avait l’impression d’être tombé sur un Japonais très tolérant et ça lui faisait plaisir. Ça lui permettait de faire descendre un peu la pression. Il réalisait qu’il risquait de s’en mettre encore plus sur les épaules que les résidents de Seiseki ne le feraient eux-mêmes. Il allait devoir se calmer un jour, hein ! Gabriel observe le bel homme aller se perdre derrière son comptoir, les servant avec la dextérité et la rapidité de l’habitude. Il y avait quelque chose de paisible dans ce petit manège presque inaudible, comme si le Japonais avait appris l’art de se déplacer et de travailler en silence. Gabriel l’observe donc simplement, heureux d’être là.

« Si vous avez un jus aux agrumes, ce sont les préférés à Mathias. Cassandra préfère les jus aux petits fruits. Mais sinon, n’importe quoi fera l’affaire. Ils ne sont pas difficiles. », assure-t-il tout en passant une main dans les cheveux de son petit garçon, geste tendre auquel Mathias répond enfin par un sourire, les nuages étaient passés. Cassandra babillait joyeusement dans son coin. Il pouvait bénir le ciel d’avoir des enfants généralement de bonne humeur ! Quant à lui, il observe les pâtisseries. Elles faisaient envie, mais il demande : « Vous en avez une aux fruits pas trop sucrée ? Je prendrais ça. Et le thé qui ira le mieux avec. Vous êtes le professionnel, je vous fais confiance. »

Gabriel a un rire bref en relevant le regard vers Imai, sourire aux lèvres. Pendant ce temps, Mathias s’exclame joyeusement qu’il veut « celle-là » et forcément, il s’agit du truc le plus chocolaté qu’on peut trouver ici.

« Ah oui… et il aime le chocolat. », blague Gabriel, parce qu’à ce stade, c’était assez clair ! Il invite son petit à aller s’asseoir près de sa sœur. Tant qu’il n’y avait personne dans la boutique, il ne se sentait pas mal de les laisser dans son dos, sans trop de surveillance. « Ne vous inquiétez pas pour le duo chocolat/jus d’agrumes. Il adore ça. »

Pourtant, ça piquait un peu, non ? Par contre, l’homme le surprend agréablement lorsqu’il lui demande carrément s’il est professeur à l’Université !

« Nous nous y sommes croisés…? », demande-t-il tout en réfléchissant à la journée où il avait été faire son entrevue, puis à celle où il était allé remplir son bureau ! Il n’avait pas encore donné de cours. Ça s’était fait ces derniers jours et tout s’était enchaîné rapidement. Mais il ne se souvenait pas avoir croisé Hatsuharu. Il s’en souviendrait pourtant. « Je suis enseignant en graphisme, pour les étudiants de webdesign. Mais je suis en fait photographe. C’est juste plus difficile de se trouver des contrats surtout quand on vient d’arriver dans un nouveau pays. Alors l’enseignement me procure une assurance que la photographie ne pourrait pas me donner. »

Avec des enfants, c’était hautement nécessaire. Imai le comprendrait sûrement.