Depuis que Kazuki avait découvert le théâtre et l’énergie sur les planches, il n’en décrochait plus, tel un addict à je ne sais quelle drogue dure. Il adorait être sur scène, changer de rôle, d’attitude, inventer des histoires, porter des masques, des costumes. Tout lui plaisait dans cet univers : et surtout, lui qui avait plusieurs facettes, notamment celle de l’homme taciturne et renfermé, mais aussi du type sociable et curieux, passionné d’architecture traditionnelle et qui adorait flâner dans les rues londoniennes, il pouvait être lui-même sans avoir à se justifier. Le théâtre lui apportait vraiment beaucoup.

Ce soir, sa troupe et lui donnait un petit spectacle dans le quartier de Soho. Ils n’étaient encore qu’amateurs, mais commençaient doucement à se faire connaître au sein de la population de la capitale. Kazuki était le seul Asiatique de la troupe et il se faisait souvent remarquer pour ça. Son anglais n’était pas encore parfait mais étrangement, il n’avait pas trop d’accent japonais lorsqu’il le parlait. Il était même très éloquent en le parlant. L’avantage du théâtre, en dehors des spectacles d’improvisation, c’était qu’il apprenait des textes par cœur, rédigés par un anglophone. Alors même si son anglais n’était pas excellent, apprendre par cœur était bien plus aisé que de devoir improviser de longues tirades dans une langue qui n’était pas la sienne.

La soirée s’était bien déroulée, le spectacle avait été très bien accueilli avec une belle ovation à la fin. Ils étaient jeunes, ils étaient passionnés, ils rêvaient un jour d’être sur la programmation du Shakespeare Globe, où Kazuki passait la majeure partie de son temps libre. Il était temps de raccrocher pour ce soir, d’aller boire un verre avec les autres comédiens, d’aller flâner dans Soho ou de changer de quartier. Londres, c’était la ville de tous les possibles, tout comme Tokyo, tout comme la plupart des capitales du monde. Mais le nippon était un amoureux de l’Angleterre depuis qu’il y avait posé ses valises. Il était trop heureux d’être là.
Alors qu’il sortait de la loge, à peine démaquillé et ayant remis ses vêtements de tous les jours, il fut directement abordé par une jeune fille aussi typée que lui, qui lui parla dans un japonais maladroit. C’était amusant qu’elle ait directement capté qu’il était Japonais, en général on l’appelait le Chinois dans la rue, il avait fini par s’y habituer. Avant même qu’il ne puisse répondre, elle enchaîna en anglais à une vitesse qui fit plisser les yeux au jeune homme et tendre l’oreille. Il parlait mieux japonais qu’anglais, et elle c’était le contraire visiblement. La réflexion qu’elle lui fit, de ce qu’il comprit, était étrange : elle l’abordait parce qu’il était bridé et qu’elle ne croisait pas souvent d’asiatiques ? Mais elle venait d’où pour dire un truc pareil ? Ils étaient partout pourtant ces asiatiques ! Certes pas les Japonais mais tout de même ! Il arqua un sourcil, un peu gêné et ne sachant pas trop quoi dire, puis répondit dans un anglais un peu maladroit :

« Euh, je … Oui, je suis Japonais. Vous aussi ? »

Il n’avait vraiment pas su quoi répondre d’autre, totalement pris au dépourvu par cette fille. Et quand il était en terrain inconnu, Kazuki pouvait vite paniquer. Pour essayer de retourner sur un terrain plus connu, il continua sur le théâtre :

« Euh, vous avez bien aimé la pièce ? »

Au moins, là, il aurait des choses à dire. Les gens allaient et venaient autour d’eux, ses collègues n’allaient pas tarder à sortir de la loge eux aussi. Il ne savait pas ce qu’il fallait faire à l’instant T.

Elle était également d’origine japonaise. Mais métissée pour sa part. Mais cette information, Kazuki l’avait déjà deviné seul parce qu’elle parlait bien mieux anglais qu’elle ne parlait japonais, et ça paraissait donc tout à fait logique. Le fait qu’elle le confirme lui permettait d’écarter d’autres hypothèses. Il lui adressa un sourire à mi-chemin entre la maladresse et la gêne, ne sachant pas vraiment comment réagir et quoi dire. Lorsqu’il était pris au dépourvu, le jeune homme pouvait facilement perdre les moyens. Il avait un petit côté timide qui disparaissait lorsqu’il jouait du théâtre, mais là, la représentation était terminée, il n’était plus sur les planches et son caractère naturel reprenait petit à petit le dessus. Il fallait pourtant qu’il reprenne consistante un peu.

« Effectivement, vous semblez avoir plus hérité de votre côté Japonais. »

La suite de ses propos l’intrigua et eut pour effet de lui faire écarquiller les yeux, la surprise étant entière. Qu’entendait-elle par l’interdiction de parler à des gens d’origine asiatique ? C’était encore possible au vingt-et-unième siècle ? Surtout aux Etats-Unis quand même, territoire réputé pour son ouverture d’esprit. Quoique, à bien y repenser, le racisme et la discrimination y étaient encore bien présents, de ce qu’il avait étudié et entendu. On entendait souvent dans les news de faits divers des policiers qui tiraient sur des gens parce qu’ils étaient Noirs donc bon.

« C’est un peu étrange comme procédé. Je comprends mieux votre réaction. Vous êtes pardonnée, ne vous en faites pas. »

Il enfonça un peu plus les mains dans ses poches, comme à chaque fois qu’il était dépassé par une situation. Il se sentait désolé pour cette fille qui n’avait pas eu l’air d’avoir pu renouer avec ses origines maternelles, et ça semblait lui tenir à cœur. Lui-même restait assez fidèle à son statut de Japonais, bien qu’il vive ici depuis un certain temps maintenant. Le Japon possédait une culture riche et belle qui lui plaisait beaucoup. Il aimait tout autant le côté cosmopolite de Londres. Il était plus à l’aise dans le quotidien anglais, mais la culture de son pays, il en était fier.

Il avait tout de même enchaîné sur le spectacle, la raison pour laquelle ils étaient réunis ici tout de même. Il semblait qu’elle avait beaucoup apprécié l’ensemble de la prestation, ce qui fit sourire le jeune homme. Elle lui demanda s’il se perfectionnait depuis longtemps.

« J’ai commencé le théâtre dès mon arrivée à Londres, ça fait un moment maintenant. Mais je ne compte pas m’arrêter en si bon chemin ! »

Le théâtre lui plaisait tellement qu’il commençait à oublier la raison pour laquelle il était venu en Angleterre, et que sa vie ici ne serait malheureusement pas éternelle. Ses yeux s’assombrirent légèrement à cette pensée, vite chassée par la bonne humeur de la jeune fille qui, selon ce qu’elle venait juste de dire, se nommait Leslie.

« Je connais New York comme tout le monde mais je n’ai jamais visité le continent américain. Je m’appelle Kazuki, je viens de Tokyo. »

La salle se vidait petit à petit, les spectateurs sortaient, rentraient chez eux, bavardaient allègrement devant l’entrée pour commenter la pièce avec leurs impressions à vif, attendaient un taxi, se dirigeaient vers le métro.

« Vous êtes venue seule ? »

Kazuki ne put que remarquer que la conversation à propos du théâtre s’était dissipée aussi vite qu’elle était survenue. Sans doute que la jeune femme n’était pas familière avec le milieu et que, plutôt que de brasser de l’air et parler pour ne rien dire, elle préférait amplement passer sur un domaine qu’elle maîtrisait mieux, en l’occurrence les présentations et sa vie à Londres. Elle semblait manifester une curiosité innocente à sa présence ici. Elle lui avait d’abord demandé s’il comptait rester à Londres sur le long terme et par la suite s’il se plaisait ici. Kazuki esquissa un mince sourire dont lui seul avait le secret, content qu’on aborde un sujet qui ne le mettrait pas mal à l’aise. Il ne put néanmoins s’empêcher de se passer une main dans les cheveux avant de répondre sur un ton léger :

« Je fais mes études ici, à la demande de mon père, mais je me suis beaucoup attaché à la ville et à son rythme. C’est très différent du Japon. »

Il se garda bien de trop en dévoiler, après tout, il ne connaissait cette personne que depuis quelques minutes, il était donc inutile de débattre toute son histoire. Et ce qu’il avait répondu était amplement suffisant au final. Après tout c’était la vérité, son père l’avait envoyé faire ses études d’Economie ici, ne s’attendant certainement pas à ce que son aîné tombe amoureux de cette capitale anglaise. Mais bon, la fin de l’histoire, il la connaissait déjà, il devrait rentrer. Enfin, s’il écoutait son père … mais à choisir, s’il devait tout plaquer, il préférait être honnête et en parler de vive voix plutôt que de fuir comme un lâche.

Apparemment, cette dénommée Leslie allait partir étudier au Japon prochainement. Elle allait forcément s’y plaire, pour un Occidental, la vie au pays du soleil levant était aussi déroutante que passionnante, et il en savait quelque chose, pour y avoir vécu plus de vingt ans. Mais le fait qu’elle parle de rentrée scolaire lui remit en mémoire le fait qu’il ne lui restait pas tant de temps que ça ici. Après tout, nous étions au mois de mai, et il risquait de rentrer un peu après la rentrée scolaire anglaise, ayant lieu en septembre. Il n’était absolument pas pressé de rentrer au pays, même s’il savait au fond qu’il allait devoir confronter sa sœur cadette, Yûna, et tous les problèmes qui s’ensuivraient.

« Tu vas te plaire dans la capitale, c’est très dynamique. Tu iras dans quelle université ? »

Il s’était permis de passer au tutoiement – de toute façon en anglais on ne faisait pas la différence, sans demander son avis à Leslie, car il avait constaté qu’en ayant quasiment le même âge, se vouvoyer et faire des manières n’était pas forcément nécessaire.

Lorsqu’il demanda si elle était venue seule ou accompagnée, la jeune femme sembla chercher quelqu’un dans la salle, et lorsqu’elle cessa de chercher, elle lui répondit qu’elle était venue avec une amie et qu’elles avaient profité du fait d’arriver tôt dans le quartier pour venir voir la pièce. Avant qu’il n’ait pu réagir, elle avait renchéri en disant qu’elles allaient sûrement prendre un verre et l’invita à se joindre à elles. Un peu timide, Kazuki était sur le point de refuser, puis il se souvint qu’il n’avait rien de spécial de prévu ce soir-là, alors pourquoi se priver d’un bon verre et de se changer les idées ? Le moral n’était pas au beau fixe ces temps-ci alors ça pourrait lui faire du bien.

« Pourquoi pas. Vous comptez aller où ? »

Leslie avait visé juste, papa était généreux. Mais bon, il n’était pas généreux pour rien, il avait un objectif très arrêté en envoyant Kazuki en Angleterre, et ce n’était pas le théâtre. Pour ce point, donc, elle s’était trompée. Mais comment pouvait-elle le deviner ? Ce n’était pas écrit sur son visage qu’il n’était pas spécialisé dans ce domaine. En revanche, elle le croyait sur parole quant à la comparaison entre les deux pays qu’étaient l’Angleterre et le Japon. Les mains toujours dans ses poches, il répondit d’un ton neutre :

« Le théâtre est mon loisir, j’ai découvert ça ici. Je fais des études d’Economie et de Gestion d’entreprises. »

Rester sobre, c’était amplement suffisant pour la situation actuelle. Bien que, depuis sa vie quotidienne ici, il avait appris à sympathiser avec les inconnus et avait réalisé que c’était souvent le ciment de belles relations, il n’était pas nécessaire de tout dévoiler dès les premières discussions après tout. Un peu de mystère, un peu de jardin secret ne faisait de mal à personne.

« Le Japon est plus codifié que l’Angleterre, je pense. Il faut respecter la hiérarchie, se fondre dans la masse. Mais j’imagine que quand on est un gaijin, c’est un peu différent. »

Ce mot employé était supposé avoir une connotation péjorative, montrant à quel point les nippons n’aimaient pas trop recevoir la compagnie occidentale sur leur territoire. Mais les mœurs étaient en train d’évoluer, et Kazuki ne voyait rien de négatif en ce mot qui se composait de deux kanji : « extérieur » et « personne ». Des personnes extérieures, extérieures au pays. C’était on ne plus vrai, non ? Ce n’étaient pas des natifs du Japon. Mais ce n’était pas pour autant qu’ils n’étaient pas les bienvenus. Bon certes, le véritable mot était gaikokujin, en trois kanji : « extérieur », « pays » et « personne », ce qui faisait un peu moins péjoratif, admettons-le. Mais peu importe.

La jeune américaine lui avait avoué qu’elle allait étudier à l’université Chûô à Tokyo. Il arqua un sourcil, surpris de la coïncidence. Comme quoi le monde pouvait parfois être terriblement petit, après tout. Et en plus elle étudiait en commerce ? Décidément. Le destin s’amusait bien parfois.

« Le hasard fait bien les choses, à ce que je vois. Je suis un ancien étudiant de Chûô, en Commerce. Je poursuis mes études ici, comme toi, pour élargir ma culture personnelle et renforcer mes compétences à l’étranger. »

Destins croisés. Amusant, n’est-ce pas ? A peine avaient-ils évoqué le sujet de l’université qu’il avait pu observer Leslie chercher quelqu’un dans la salle, elle n’était certainement pas venue seule. Elle lui proposa d’ailleurs de se joindre à son amie et elle -et sans doute la conquête de son amie-, pour la soirée. Kazuki n’avait pas dit non, et avait demandé où elles iraient. Leslie lui parla du bar Sherlock Holmes, devant lequel il était passé plusieurs fois sans jamais y entrer, mais dont il connaissait la localisation. Elle parlait ensuite d’aller en club, chose qui attirait moins le jeune homme. Mais au pire il ne resterait pas tard. Leslie s’inquiéta d’ailleurs de savoir si c’était le type de soirée du jeune homme ou non.

« Je veux bien vous accompagner au bar, je n’y suis jamais allé. Quant au club, on verra sur le moment ; je suis un piètre danseur. »

La dénommée Leslie semblait satisfaite de la prestation précédente de Kazuki sur scène car elle ne tarissait pas d’éloges à son sujet, il allait finir par être gêné, le pauvre. Elle semblait aussi décidée à savoir s’il souhaitait poursuivre la comédie après ses études. A croire qu’elle l’avait bien cerné, et qu’elle avait compris que l’Economie et le Commerce n’étaient que façade et ne le stimulaient aucunement.

« Je n’ai pas encore arrêté mes choix à vrai dire, je suis un peu mitigé. Mais j’adore la comédie, c’est certain. Et à vrai dire, ma situation est un peu compliquée. »

Vu la curiosité que cette Leslie témoignait à son égard, Kazuki aurait peut-être dû s’abstenir de mentionner la dernière phrase. Elle allait forcément vouloir en savoir plus sur la complexité de cette situation. Mais bon, parfois, inconsciemment, on avait ce besoin inexplicable de se confier aux inconnus, de leur partager un bout de notre quotidien, et peut-être que c’était ce qui venait de se passer après tout. Peu importe, et il aurait toujours l’option de refuser d’en parler s’il considérait que c’était inapproprié.
Ils avaient ensuite discuté du Japon, et le jeune homme avait évoqué les codes de son pays natal, en utilisant un terme qu’il pensait pourtant populaire même outre-mer. Pourtant, elle ne semblait pas le connaître et lui en demanda la signification. Il sourit, et expliqua :

« Gaijin signifie étranger. Le mot original est gaikokujin : jin signifie la personne, koku le pays et gai l’extérieur, autrement dit une personne extérieure au Japon. Mais certaines personnes ont commencé à abréger en gaijin et généralement, ce n’est pas un compliment. »

Il n’aurait donc pas dû utiliser ce terme en sa présence, elle allait peut-être penser qu’il la dénigrait puisqu’il avait employé ce terme par rapport à son projet futur d’études au Japon. Lui-même utilisait ce terme de gaijin sans arrière pensée, juste parce que c’était plus rapide à dire, et il espérait ne pas l’avoir froissée avec son explication.
Leslie avait cependant l’air aussi surprise que lui des coïncidences que la vie avait apportées sur leur chemin. Ils avaient un parcours scolaire similaire et elle allait étudier dans son ancienne université. Le monde était petit, comme on dit souvent.

« Sans doute, oui. »

Il resta évasif sur ce sujet, n’étant à l’origine pas un grand bavard. Mais la jeune Américaine enchaîna sur ses piètres talents de danseur en lui assurant que s’il était bien accompagné, ça se passerait bien. Heu … S’il ne se trompait pas, c’était une invitatio, mais il n’y prêta pas attention. Après tout cette fille n’était ici que pour une courte période et rentrerait aux Etats-Unis après. Il n’était pas dans l’optique de quoi que ce soit de toute façon. Il préféra donc ne pas relever ses allusions, juste au cas où.
Un bref coup d’œil jeté par-dessus son épaule lui permit de constater que ses camarades étaient déjà tous partis. Il signala qu’il allait récupérer ses affaires dans la loge des comédiens et qu’il serait prêt. Un instant plus tard, il était de retour devant la jeune femme et dit :

« C’est bon on peut y aller. »

Cette soirée ne se terminait absolument pas comme prévu, mais parfois l’imprévu avait bon goût et Kazuki avait envie de passer un bon moment qui le sortait de sa petite routine tranquille.