Ce n’était pas facile d’être enseignant à temps partiel tout en devant s’assurer que deux enfants en jeune âge avaient tout ce dont ils avaient besoin. Gabriel pouvait se compter chanceux de ne pas avoir besoin de payer la maison que sa mère lui avait gentiment prêté et dont elle payait toujours les taxes municipales. Seiseki n’était certes pas Tôkyô et les coûts étaient moins imposants, mais avoir une maison au Japon, ça restait assez cher… même quand elle était payée ! C’était là qu’entraient en jeu les contrats qu’il pouvait dégoter en tant que photographe professionnel. Pour être sincère, certains de ces contrats étaient parmi ses préférés. Et certains parmi ceux qu’il aimait le moins. Aujourd’hui, il n’aurait su dire… Disons qu’il évoluait dans une sphère qui lui était relativement inconnue et s’il ne se sentait pas complètement perdu entre ces types dans leurs costumes griffés qui se serraient la main avec importance, c’est qu’il avait un appareil photo entre les mains, lui…

Gabriel devait prendre une série de photos d’hommes d’affaires très bien vus à Tôkyô. Le genre qui avaient bien réussis dans la vie. Il avait cru apercevoir le vice-président de la Sphere Krystal Entertainment, dont il se tenait le plus loin possible parce qu’on lui avait dit que l’homme était hautement imprévisible et il préférait encore rester en territoire connu. Par contre, il avait déjà pris des photos de lui parce qu’il avait été le premier à passer devant son objectif et ça avait été vraiment amusant ! Cet homme savait comment poser, on ne pouvait pas le nier. Et l’objectif l’aimait tendrement… Il y en a qui avaient vraiment tout. Ainsi, dans ce somptueux hôtel étoilé de Shinjuku, Gaby prenait des photos d’hommes qui se trouvaient importants. Ils l’étaient probablement, dans un monde qu’il ne connaissait pas et qui ne l’intéressait pas vraiment, à dire vrai… Mais ils avaient été décorés honorablement par la ville pour services rendu aux divers domaines auxquels ils appartenaient. Le gala se tenait ici même dans quelques jours et avant ça, Gabriel faisait donc les photos promotionnelles.

Il devait ce contrat quand même grassement payé au petit dernier qui passe de toute évidence sans en avoir envie devant son objectif : Hyun Min-Ho. Un Coréen avec lequel il s’appliquait à ne pas trop parler cette langue, parce qu’il avait toujours l’impression que Min-Ho se moquerait de sa piètre maîtrise de celle-ci malgré son nom de famille indéniablement coréen. Son père était lui-même né aux États-Unis d’un père Coréen et d’une mère Américaine. Il ne fallait pas trop pousser…!

« Vous semblez crispé, Hyun-san. », taquine doucement Gabriel, à voix assez basse pour que les autres hommes présents ne l’entendent pas. Il ne se serait pas permis d’humilier, même juste un peu, Hyun Min-Ho devant ses pairs. Ça ne rendait pas le moment moins cocasse pour autant et il comptait quand même en profiter un peu, pas méchamment… mais juste histoire de rendre à Hyun son comportement parfois un peu prétentieux à son avis ! De toute façon, les autres honorés étaient tous occupés plus loin et commençaient déjà à s’éloigner un peu. « Tout le monde a si bien fait. Vous pouvez sûrement me donner quelque chose… Le vice-président de la SK était particulièrement à l’aise devant l’objectif. »

Gabriel réajuste un peu son appareil, un sourire étirant vaguement ses lèvres.

« C’est un bel honneur qu’on vous fait là. Améliorer l’économie et le divertissement de Tôkyô… La ville elle-même vous reconnaît. », fait-il finalement remarquer, sans malice aucune parce que c’était quand même vrai : Hyun Min-Ho avait de quoi se péter un peu les bretelles, comme on dit ! « Et moi, ça me permet de vous avoir à ma merci au moins une fois… Justice a été rendue. »

Indéniablement…!

Hyun Min-Ho était définitivement de ces hommes qui sont terriblement difficiles à saisir et à anticiper. C’était peut-être une des raisons de son succès, à bien y penser. C’était tout le mal que Gabriel lui souhaitait, hein… mais, il n’aurait jamais pu faire partie de ce monde et se sentir comme un poisson dans l’eau, dans son cas. Il aurait plutôt suffoqué bien vite. Rien qu’à voir cet endroit, c’était beau pour la rétine, mais il ne s’y sentait pas à sa place. Il pouvait néanmoins faire bonne mesure tant qu’il avait son appareil entre les mains.

« J’ai entendu dire qu’il parlait coréen. », fait remarquer Gabriel à propos de cet homme si adaptable dont ils parlaient tous les deux. Il ne savait pas pourquoi. Peut-être un métissage. C’est vrai que Nakajima ne semblait pas tout à fait Japonais. « Il se fera sûrement un plaisir de le parler avec vous. »

Contrairement à lui qui craignait donner une raison de plus à son employeur ponctuel de le regarder de haut. Gabriel n’était pas trop superficiel, mais il avait encore sa petite fierté quand même ! À la suite, l’homme observe celui qui se tient devant lui sans dire quoi que ce soit pendant quelques longues secondes de réflexion. Il avait toujours du mal à savoir si Hyun disait ces choses avec sincérité ou pas. Même s’il ne sentait pas le besoin de lire absolument tout le monde en tout temps, ça restait troublant de ne jamais savoir sur quel pied danser avec quelqu’un. Ça ne l’empêche néanmoins pas de sourire.

« Vous avez gagné la confiance de Tôkyô, de toute évidence. », convient-il, puisque c’était bel et bien la ville qui organisait cet événement d’envergure et que Min-Ho lui-même allait goûter à leur coupe pendant celui-ci. « Quant à moi, vous savez que les contrats que vous me donnez sont toujours les bienvenus. »

Il ne ment pas en disant qu’il les aimait énormément et qu’ils étaient un grand honneur ou il ne sait quel autre mensonge exagéré qu’un Japonais de base aurait pu sortir dans cette situation. Il avait beau s’être acclimaté au pays, il restait Américain. Et avait cette petite fierté de chez lui qui l’empêchait de faire une telle chose. Il la perdait toutefois lorsque c’était vrai. Il fallait comprendre là qu’il n’haissait pas travailler pour Hyun et qu’il avait grandement besoin de l’argent que ça lui rapportait. En fait, il s’agissait des contrats de photographie qui payaient le plus alors il était toujours enthousiaste lorsqu’il avait un appel de la compagnie de l’autre homme. Mais voilà… lui, il préférait de loin les endroits plus bohèmes et les clichés plus artistiques.

Quant à être à son aise, Gabriel songe un instant à ne pas répondre, mais finit par hausser doucement les épaules, quoique encore accompagné d’un petit sourire.

« Je ne vais pas mentir : ce n’est pas mon élément. Mais c’est plaisant de voir quelque chose de différent et de pouvoir photographier dans un nouveau décor. », assure-t-il en appuyant ses paroles d’un bref mouvement positif de la tête. Et il allait bien faire son travail et prendre ces photos que Min-Ho voulait du cocktail. « Si quelques photos me tombent dans l’œil, est-ce que je pourrai les ajouter à mon porfolio ? »

Il ne le faisait jamais sans demander. Même si c’était son produit, il acceptait en signant les contrats avec ses employés temporaires, de leur céder tous les droits, même s’ils étaient toujours obligés de créditer. Mais voilà… lui qui aurait aimé travailler et que travailler se fait soudainement entraîner dans une autre pièce, toujours en compagnie de Hyun. Et il en pousse un petit soupir malgré lui, ne se sentant pas trop à son aise dans ces conditions ! Il refuse l’alcool d’une main brièvement levée, paume vers la boisson.

« Merci. Mais je dois reprendre le volant après pour aller chercher mes enfants chez ma grand-mère. Je préfère éviter. », assure-t-il, doucement mais fermement. Il n’aimait pas boire au travail, même si c’était une seule coupe et même si au Japon, c’était incroyablement impoli de refuser ce genre de choses à son employeur. En fait, il avait cru comprendre que ça l’était aussi en Corée. Ça lui faisait une belle jambe, hein… Il change plutôt le sujet, le redirigeant vers ce que ce genre d’homme aimait habituellement le plus : eux-mêmes. Oui bon, cliché, il savait… mais peu importe. « Qu’est-ce qui vous a lancé si jeune pour être à votre compte ? »

C’était loin d’être un jugement de valeur. Au contraire, selon lui Hyun avait un bel avantage sur bien des hommes ici…

Hyun le remercie pour son professionnalisme. Du moins, Gabriel préfère de croire qu’il s’agit de ça plutôt que pour son empressement. Il avait certes besoin de cet argent… mais il n’était pas non plus obligé de prendre un contrat de bon cœur et c’est quand même ainsi qu’il avait pris celui-là, même s’il serait peut-être tenté de se plaindre un peu à ce sujet si seulement il avait quelqu’un pour l’écouter s’épancher. Ce qui n’était pas le cas, de toute façon… Alors il avait même la conscience tranquille.

« Ça me fait plaisir d’être ici, surtout si c’est pour vous être agréable. », assure Gaby, élevant clairement son niveau de politesse habituelle. Pas qu’il soit habituellement un gros barbare, mais bon. Il était Américain, à la base. À la réponse que fait Hyun à son inconfort, Gabriel ne va toutefois pas mentir : il est surpris. Mais agréablement surpris. « Merci. Je ne me plains pas. C’est une belle expérience et chacun de vos contrats m’apporte quelque chose de nouveau. Maintenant, je vais même pouvoir vous croquer dans vos meilleurs atours. »

Un petit sourire avait étiré les lèvres d’un Gabriel qui avait clairement péché par taquinerie, mais pas méchamment. Il espérait juste que ça n’allait pas être mal pris. Quant à son portfolio, il remercie d’un signe de la tête. Oui, il n’oubliait pas le droit à l’image et allait demander aux principaux concernés s’il s’agissait de leur portrait. Pour l’heure, il n’avait encore aucune idée de ce qui allait artistiquement retenir son regard. Ni même s’il y aurait quelque chose. Mais au moins, il avait prévu le coup. Quand l’homme repose les deux coupes, néanmoins, Gabriel s’empresse d’ajouter :

« Ne vous empêchez pas de boire parce que je ne le fais pas. ». Il ne voulait clairement pas empêcher son employeur de s’amuser de son côté. De toute façon, le moment qu’ils allaient passer ensemble n’était que moindre. Min-Ho allait rapidement aller vaquer à ses occupations plus loin, papillonner comme il doit si bien savoir le faire… Gabriel se demandait à quel moment il mettait un masque et, surtout, à quel moment exactement ce masque tombait. Surtout dans ce genre d’événement… Par contre à la suite, Gabriel fait remarquer : « Mes enfants ont sûrement tout ce dont ils ont besoin chez ma grand-mère. Et pour ma part, tout va bien, merci. »

Oui bon, il se doutait que ce n’était pas dit de cette façon, mais il n’avait pu s’empêcher de se vexer un peu, sans trop le montrer non plus parce qu’il n’était pas du genre à monter sur ses grands chevaux. La suite le faire réfléchir, néanmoins. C’est vrai. Dans le fond, Il y avait un lien entre leur métier respectif. Amusant.

« C’est une belle analyse. Je n’avais jamais vu les choses sous cet angle. », convient Gabriel. Hyun était charismatique et savait quoi dire pour rapprocher les gens, n’est-ce pas ? Du moins d’une façon brève, ce dont il avait besoin dans ses affaires. « Mais vous y mettez beaucoup plus de logique et j’y met beaucoup plus de liberté artistique. Je suppose que c’est la raison pour laquelle un homme comme moi a besoin d’être employé par un homme comme vous. Et qu’un homme comme vous a besoin d’employés comme moi. »

Gabriel ne se voyait jamais en cent ans avoir une entreprise. Il la ferait rentrer direct dans un mur, et à pleine vitesse probablement ! Il n’était pas administrateur pour deux sous. Avoir des enfants l’avait forcé à faire un budget et déjà ça, c’était parfois compliqué. Quant à la photographie, il hausse doucement les épaules.

« Je n’ai pas réfléchit à ce que je voulais faire. Je le savais, c’est tout. Parfois, je crois que c’est la photographie qui m’a choisi. J’aime les arts, mais j’ai toujours eu du talent pour celui-là alors que les autres me demandent beaucoup plus d’efforts pour m’améliorer d’une façon beaucoup moins conséquente. », explique-t-il finalement, non sans s’amuser à ajouter : « Je crois que notre façon de faire respective s’oppose encore. Bohème et logique. »

Inutile de dire laquelle appartenait à qui ! Quant à la suite, Gabriel lève une main simplement pour signaler que ce n’était rien. Les questions n’étaient pas encore insultantes ou envahissantes, loin de là.

« Mes enfants voient plusieurs de mes photos. Certaines ne les intéressent pas parce qu’elles sont pour un public plus vieux. Ce soir, ma fille risque de vouloir admirer les robes des belles dames. Mon fils n’en fera pas beaucoup de cas. J’ai un petit couple assez cliché même si le fort caractère, c’est ma cadette qui l’a. », explique-t-il, un sourire tendre étirant ses lèvres. Il ne pouvait s’en empêcher quand il parlait de ses enfants, la prunelle de ses yeux. « Mais je fais des photographies beaucoup plus subjectives et celles-là ne sont pas pour les jeunes regards et je les en tiens loin. Sinon, les autres, ils peuvent toujours les regarder. Mon fils est beaucoup plus sensible au côté artistique de certaines d’entre elles d’ailleurs. Parfois, il me surprend même à rester longuement songeur devant une photographie qui, je le pensais, n’attirerait jamais son attention. C’est peut-être le début de quelque chose. »

Alors il essayait quand même d’encourager ça.

« Y a-t-il des enfants dans votre entourage immédiat ? », demande Gabriel, curieux de savoir. Son regard va jusqu’à la main gauche de Hyun. Pas d’alliance. Donc pas de mariage, il supposait. Et les enfants hors mariage en Asie, c’était quand même rare. Mais peut-être y en avait-il d’un couple d’amis, de cousins… « Sans vouloir être impoli. Je suis contre ces gens qui demandent constamment « À quand les enfants ? », alors que c’est totalement inapproprié. »

Comme on disait, parfois des claques se perdent…!