Flashback – avril 2021

La rentrée venait de s’achever. Hideki avait repris son rythme de folie. Etudier pour son master en éducation et devenir enseignant, gérer son baito de facteur à mi-temps, et combler les temps libres en écrivant son prochain roman, essentiellement en plein milieu de la nuit. Heureusement qu’il vivait seul, ce serait un enfer de partager son quotidien décousu et décalé. C’était en partie pour cela que Hideki n’avait jamais vraiment été en couple. Dans sa bulle, overbooké en permanence, et peu de temps à accorder à autrui, sauf bien sûr pour sa famille. Que ce soit Hanae qui avait particulièrement besoin de lui ces temps-ci, ou Jun. Pour se rapprocher de ce dernier, il avait même pris le pari risqué de s’inscrire au club de volley ! Comme s’il n’était pas assez occupé déjà. Mais bon, il ne supportait pas de rester inactif, ça l’angoissait. Alors bon, rester actif sur tous les fronts lui convenait bien, même si un jour son corps risquait d’être en désaccord avec ce rythme.

Heureusement pour lui, les emplois du temps en master étaient plus légers qu’en licence, puisqu’ils se concentraient en priorité sur leur thèse de fin d’études. Et comme Hideki était écrivain, il n’aurait pas trop de mal à rédiger la sienne. Le plus dur serait les recherches sur son sujet qu’il n’avait pas encore déterminé. Il n’était pas pressé, contrairement à ses enseignants. Mais pour l’heure, il ne s’agissait pas vraiment d’écrire.
Son shift du jour en tête, le jeune homme multitâches enfourcha son vélo pour partir en tournée de distribution de courrier. C’était le matin, il avait réussi à caler un maximum de cours en après-midi pour faire son job tranquillement. Il se rendait aujourd’hui dans le quartier de Sekido, qu’il connaissait bien à force de le desservir. Lui-même vivait à Ichinomiya, le même quartier que son aînée.

Dans l’une des zones résidentielles qu’il avait l’habitude de desservir, il avait fait connaissance avec un certain Haneki, qui semblait toujours scruter son arrivée ou celle de l’un de ses collègues pour récupérer le courrier dès sa distribution. Ca avait toujours amusé Hideki, rarement habitué à croiser les personnes à qui il donnait le courrier. Sans sympathiser comme deux amis non plus, ils avaient pris l’habitude de se saluer mutuellement lorsqu’ils se croisaient, échanger un sourire et deux ou trois banalités. Ils ne savaient rien l’un de l’autre. Pourtant, ce qui avait surpris Hideki, c’était la disparition du jeune homme. Cela faisait une bonne semaine qu’il ne l’avait pas aperçu, lui qui était si fidèle au rendez-vous. Bon après le gars était sûrement étudiant et devait avoir des cours le matin, l’empêchant d’être aussi régulier que pendant les vacances. Hideki ne savait même pas qu’ils étudiaient sur le même campus. Il se demandait si tout allait bien.
Et alors qu’il s’approchait de la zone, prêt à glisser les enveloppes dans les boîtes aux lettres des immeubles, il le vit sortir du sien. Surpris, il esquissa un sourire enjoué dont lui seul avait le secret et s’exclama :

« Oh, yooo Haneki ! Ca va ? »

Il finit sa tournée et s’approcha du jeune homme, toujours aussi ponctuel avec le courrier, avant de demander :

« Ca faisait un moment que je ne t’avais pas vu. Tu es occupé avec les cours ? Tout va bien ? »

Guilleret, toujours de bonne humeur, Hideki commença à fouiller dans sa besace pour vérifier s’il y avait des lettres à l’attention de son interlocuteur ou de sa mère. Il allait les sortir mais la mine assombrie du jeune homme l’interpella. Il n’était pas habitué à le voir aussi dépité.

« Non, vraiment. Tout va bien ? »

La froideur des salutations de Haneki avait laissé Hideki perplexe. Il n’avait vraiment pas l’habitude de voir son camarade aussi désemparé et vanné. Cela l’inquiéta rapidement, et c’est ainsi qu’il insista pour savoir si tout allait bien, quitte à poser la question deux fois. Mais le « ça va » laissé en suspens dans les airs par le résident du quartier acheva de convaincre le facteur qu’il y avait un problème. De là à savoir quoi, il n’en avait aucune idée. Reposant le courrier qu’il avait à lui donner en se disant que ce n’était pas le plus urgent et refermant la besace remplie de lettres, il posa son vélo contre un muret. Le temps qu’il revienne vers Haneki, ce dernier avait baissé la tête, dissimulant son visage avant de glisser ses mains dans ses poches et de bafouiller un « c’est compliqué ». Ce genre de réponse n’annonçait jamais rien de bon en général. Hideki serait un sale con s’il lui avait tapoté l’épaule en mode « allez t’inquiète frérot, voilà ton courrier courage bro », avant de continuer sa tournée, et même s’il savait qu’il allait encore se faire passer un savon par son employeur parce qu’il se serait mis en retard, il assumerait. Déjà que l’accident du jeune danseur d’il y a deux mois avait fait son petit effet, même si son patron avait trouvé professionnel qu’il conduise la victime au centre médical, cela risquait de faire beaucoup, mais il saurait faire l’anguille et trouver une excuse valable, comme à son habitude.

« Je sais pas si je suis le mieux placé pour ça, mais vu qu’il n’y a que moi, tu devras te contenter de ma présence. Tu veux en parler ? »

Hideki ne savait pas trop comment aborder le sujet, mais la mine déconfite d’Haneki, ses mono-syllabes et ses yeux épuisés lui rappelaient étrangement sa sœur aînée, Hanae. Il avait récemment appris qu’elle avait tenté de mettre fin à ses jours, et cette nouvelle lui avait profondément glacé le sang. Il ne savait pas si son interlocuteur souffrait du même mal ou avait réalisé le même acte, mais il se devait d’être prudent. Alors, comme un grand frère protecteur, il avait tenté d’ouvrir le dialogue en y insérant une nuance de légèreté pour apaiser le jeune homme. Il espérait que cela fonctionnerait et qu’Haneki accepterait de se confier. Parfois il paraissait que c’était plus agréable de s’ouvrir à un pseudo inconnu, ou quelqu’un de peu impliqué dans sa vie personnelle, car il y avait moins de parti pris ou d’influence du quotidien.

En attendant la réponse du résident, Hideki fouilla dans ses poches à la recherche d’un paquet de mouchoirs, et tomba au passage sur un dorayaki emballé dans un sachet en plastique qu’il avait acheté au combini avant son service en cas de coup de mou. Il serait bien plus utile à Haneki qu’à lui dans ces circonstances. Il lui tendit donc un paquet de mouchoirs propres et le dorayaki et lui dit, amical :

« Tiens. Les dorayaki ça remonte toujours le moral. »

En tout cas ça marchait bien sur lui, cette dose de sucre et le moelleux des pancakes couplé au fondant de la pâte de haricots rouges. Il ne savait pas si Haneki avait pleuré ou allait le faire mais les mouchoirs, c’était en prévention. Il espérait juste qu’il ne le prendrait pas mal.