Il y a des soirées où on perd le contrôle. Juria n’avait jamais vraiment su tenir l’alcool et ce trait de personnalité l’avait poursuivie dans ses voyages à l’étranger, où son entourage ne se gênait pas pour la taquiner à ce sujet. Ce n’était pas pour autant qu’elle se déchirait complètement la gueule à chaque fois, et elle connaissait ses limites. Elle savait dire quel était le verre de trop, celui qui lui ferait tourner un peu trop la tête et lui faire regretter ses actes le lendemain. Mais Juria était vite joyeuse, gaie, pompette, appelez ça comme vous le voulez. C’était une jeune femme déjà pétillante et énergique quand elle était sobre, alors imaginez la soûle.

Pourquoi avait-elle autant bu ce soir-là ? Une énième dispute au téléphone avec son père. Elle ne supportait plus son esprit étriqué et son besoin constant de respecter les traditions ancestrales du Japon Le monde évoluait, mais son paternel ne voulait pas évoluer avec lui, alors que Juria si. Il trouvait ça étrange qu’elle soit célibataire à 27 ans, qu’elle ne se prépare pas à se marier, qu’elle ne cherche pas à avoir d’enfants et à devenir la parfaite mère au foyer. Merde, c’était ça que tu voulais pour ta fille ? Vraiment ? Super. Elle ne voulait rien de tout ça. Le summum de la dispute avait été lorsqu’elle avait annoncé à sa famille qu’elle ferait partie du casting original de Terrace House 2019-20. Si sa mère s’était montrée enthousiaste et encourageante et lui avait promis de regarder l’émission, son père lui avait été choqué qu’elle ose vouloir se pavaner à la télévision pour se montrer. Elle lui avait rétorqué qu’elle se dégoterait peut-être un petit ami et voire même un bon parti, et qu’il aurait tout le loisir de la surveiller depuis son petit écran de télévision pour approuver ou non ses choix. Et il lui avait raccroché au nez.

Juria ne connaissait encore pas grand-monde à Tokyo et il lui était difficile pour elle d’appeler la première copine dont le nom lui venait à l’esprit pour sortir et faire la fête. A vrai dire, elle n’avait pas réellement d’amie fille ici à Tokyo. Mais l’émission débutait dans quelques jours, elle se ferait donc des amis là-bas. Elle l’espérait tout du moins.
Elle avait donc contacté quelques collègues de travail, même si c’était une très mauvaise idée de se laisser aller devant elles, mais elle savait qu’elles étaient capables de dissocier travail et vie privée fort heureusement.
Elles avaient mangé au restaurant, et Juria avait soumis l’idée d’aller en boîte. Les filles n’étaient pas trop partantes et étaient finalement rentrées chez elles. Soit. Juria ne se laisserait pas démonter et décida d’aller en boîte seule.

Elle commanda un verre, puis deux, puis trois. Elle dansa, elle s’amusa, seule. L’alcool commençait à monter, elle avait arrêté de compter, elle voulait juste oublier les propos désobligeants de son père ce soir. Elle était encore énervée, elle le sentait. Et elle voulait rentrer quand elle serait calmée. Sinon elle risquait de casser un truc chez elle, et vu qu’elle rendait bientôt l’appartement ce serait une mauvaise idée.
Alors qu’elle se décidait à aller aux toilettes, sa vue se brouilla un peu. Et comme elle avait commencé sa soirée avec ses collègues, dans son esprit embrumé, elle se pensait ici avec elles. Et dans son hallucination profonde, elle pensa que la silhouette se tenant devant elle était l’une de ses amies. Elle s’agrippa donc à « elle » et lança :

« Ah tu es là, je te cherchais part- »

Elle fut interrompue par une voix masculine qui la sommait de le lâcher. Elle ne décuva pas aussitôt, il ne faut pas exagérer non plus, mais elle sursauta et se détacha, gênée.

« Ah euh … désolée … ben … non laisse tomber en fait. »

Elle soupira, désespérée de son attitude de gamine prépubère. Mais comme l’alcool aidait à être sociable, elle décida de l’être avec cet illustre inconnu qu’elle n’aurait jamais abordé dans d’autres circonstances. En plus il était mignon et … Ce n’était pas un Japonais. Yes !

« Dis donc, t’as pas l’air dans ton assiette, quelque chose ne va pas ? Tu veux en parler ? »

Oh oui Juria, tu allais très certainement te faire jeter sans ménagement par ce mec que tu importunais.

La situation n’aurait pas pu être plus malaisante. La curiosité de Juria s’était aussitôt retournée contre elle. L’inconnu aux beaux traits occidentaux qui attiraient tant la jeune femme de manière générale, lui avait demandé du tac au tac ce qui lui faisait penser qu’il n’était pas de bonne humeur, et ajouta qu’apparemment, il aurait une sale tête. On ne saurait jamais si c’était la faute de l’alcool ou de la gêne, mais la jeune femme rougit légèrement. Elle aurait mieux fait de se taire et de le laisser tranquille, il n’avait pas l’air d’humeur à faire la causette ou à laisser de fausses suppositions sur lui naître dans l’esprit des gens. Mais pourtant Juria remarqua un sourire naissant sur le visage du jeune homme, qui était pourtant fermé et froid la seconde d’avant. Peut-être que ce n’était pas sans espoir et qu’elle n’aurait pas à disparaître dans la foule, penaude.

« Euh … Je ne sais pas, ton regard avait l’air triste et éteint. Je ne voulais pas t’offenser, désolée. »

Les effets de l’alcool avaient quand même fortement diminué depuis que leur conversation avait débuté, sans doute parce qu’elle avait eu l’impression de s’être pris une douche froide. Elle allait ajouter qu’elle allait le laisser tranquille mais l’inconnu reprit la parole sur un ton plus doux, plus curieux, et moins sur la défensive.
Il enchaîna sur plusieurs répliques, assez vite pour faire tourner la tête de Juria et qu’elle oublie la moitié de ce qu’il a dit aussitôt. Mais elle tenta de se concentrer et arqua un sourcil quant à sa première intervention. Une fois que le dénommé Eden eut fini de s’exprimer, elle put à son tour prendre la parole. Elle ne s’attendait pas à ce qu’il soit si loquace au final.

« Pour te répondre franchement, oui, j’écouterais les problèmes d’un inconnu. Parce que parfois ça fait du bien de se confier auprès de personnes qui ne savent rien de nous, juste pour vider son sac et aller mieux ensuite. »

Juria était de nature franche, et ce depuis toute petite. Cette franchise s’était accrue pendant toutes ses années à l’étranger, où les gens étaient plus ouverts et directs que les Japonais avec qui elle avait souvent du mal à nouer des liens. Mais bon, cela ne voulait pas dire qu’elle reniait totalement sa nationalité et sa société, juste qu’elle pourrait évoluer un peu.
Elle avait directement compris qu’il mentait quand il disait que tout allait bien dans sa vie. Son regard, son ton, tout le trahissait, mais s’il disait cela, c’était tout simplement pour ne pas que Juria vienne l’ennuyer avec sa curiosité mal placée, elle fit donc comme si de rien n’était et se présenta à son tour :

« Tant mieux si tout va bien pour toi. Echantée Eden, je suis Juria, ou Julia (prononcé à l’anglaise) si tu préfères. »

L’avantage d’avoir un prénom passe-partout, dans toutes les langues. Cela faisait longtemps qu’elle ne s’était pas présentée avec la prononciation anglophone de son prénom d’ailleurs.

« Inutile de m’aider, l’alcool m’avait fait oublier que j’étais venue seule ici. J’ai dîné avec des amies mais elles sont déjà rentrées, ce sont des petites joueuses. Et toi, tu ne voulais pas aller aux toilettes ? »

Ou comment casser l’ambiance par Ito Juria ! Mais en même temps, elle l’avait interrompu alors qu’il se dirigeait vers les sanitaires, elle ne voulait pas le priver d’un soulagement certain après tout. Un peu gênée et ne sachant comment se comporter, chose rare avec elle, elle mit les mains dans les poches de son jean, et attendit un retour d’Eden.

Ce dénommé Eden était un être particulier. Même s’ils n’avaient échangé que quelques banalités, Juria trouvait qu’il dégageait quelque chose d’intriguant, qui la poussait à vouloir en savoir plus sur lui. Ainsi, lorsqu’il avait disparu aux toilettes sans préavis, elle n’était pas partie immédiatement. Elle était restée debout, là où elle se trouvait juste avant qu’il ne disparaisse, un peu hagarde. L’alcool l’avait un peu assommée, elle qui ne le tenait pas si bien que ça malgré l’entraînement. D’ailleurs, les effets secondaires avaient fait rire Eden qui semblait trouver sa réaction étrange. Oui, Juria avait pas mal bu, et elle avait mélangé les événements, faisant se croiser son dîner entre collègues au restaurant et sa soirée en solo au bar. Elle ne se laisserait pas démonter aussi facilement.

Tandis qu’elle continuait de rêvasser, le regard perdu dans le vide, une voix l’extirpa de son propre esprit. Eden était de retour, et n’avait pas pu s’empêcher de faire une remarque sur le fait qu’elle était encore présente au même endroit, sans avoir bougé. Taquine, elle lui répondit du tac au tac :

« Je dois te demander la permission pour rester debout en plein milieu du bar ? »

Amusée, elle le toisa de haut en bas. Il avait dû s’asperger d’eau, les mèches de cheveux encadrant son visage étaient mouillées. Son regard était toujours aussi éteint, mais celui de Juria s’illumina lorsque ce dernier lui proposa contre toute attente de passer la soirée avec lui. Intéressant, elle pourrait peut-être en apprendre plus sur ce type mystérieux. Même si c’était plutôt inattendu qu’il lui propose cela. Souriant, elle allait acquiescer mais il poursuivit dans sa lancée, vérifiant qu’elle ne soit pas trop fatiguée pour le suivre ou qu’elle n’ait plus envie de passer la soirée avec un inconnu. Le tout avec un air de défi que Juria ne connaissait que trop bien, et qui réveilla son instinct de fille qui n’avait pas froid aux yeux.

« Tu m’as prise pour une sainte-nitouche ou quoi ? Si j’étais prête à t’écouter déballer ta vie, je peux bien partager un verre ou deux avec toi. »

Alors qu’il s’éloignait déjà vers le bar, elle lui emboîta le pas, légère et de bonne humeur. Peut-être qu’après tout cette fin de soirée ne serait pas si terrible. A voir qui se cachait derrière ce visage impassible d’occidental.

« Je peux tenir jusqu’à la fermeture du bar tu sais ! Par contre qu’en est-il de toi ? »

Ils prirent place sur des tabourets hauts disposés contre le comptoir, attendant qu’un serveur prenne leur commande. Curieuse, Juria demanda :

« Tu bois quoi ? J’offre la première tournée, pour me faire pardonner de m’être agrippée à toi comme un koala. »

C’était rare que les femmes invitent les hommes au Japon, mais c’était l’un des atouts de la jeune femme après tout : ne pas être comme les femmes nippones classiques. Etre plus franche, plus rentre dedans, plus audacieuse. Le tout grâce à ses voyages et sa vie en parfaite autonomie loin de sa terre natale, pendant des années.

« Au fait, tu préfères qu’on parle en anglais ou en japonais ? Tu as l’air sacrément à l’aise en Japonais d’ailleurs, tu n’as même pas d’accent. Je suis impressionnée. »

Ce Eden était réellement un drôle d’oiseau, mais Juria était persuadée que sa compagnie allait égayer sa fin de soirée qui s’annonçait plutôt déprimante. Il fallait avouer qu’elle s’était déjà à moitié saoûlée toute seule alors que ses collègues étaient rentrées tôt chez elles. C’était un peu pathétique, ça le serait peut-être un peu moins que de partager un verre ou deux avec quelqu’un, aussi inconnu au bataillon soit-il. Parler avec des gens aléatoirement était quelque chose à laquelle Juria s’était habituée en vivant à l’étranger, cela ne la gênait pas du tout.
Elle avait même clamé à son interlocuteur qu’elle pourrait tenir jusqu’à la fermeture. Elle était téméraire, mais n’était pas sûre de pouvoir tenir sa promesse, elle avait déjà pas mal bu et elle pouvait s’endormir sur le comptoir du bar à tout moment. Mais têtue, elle fit comme si de rien n’était. Il tenait le pari en plus, ce qui allait se révéler très amusant.

« Un gin pour monsieur donc, et un mojito pour moi ! » annonça-t-elle joyeusement avant de réellement passer commande au bar, le portefeuille en main.

Eden ne semblait pas spécialement surpris par sa question concernant les langues, il devait sans doute avoir l’habitude qu’on lui demande ce genre de choses après tout. Ne sachant rien de lui mais ayant le regard encore lucide pour constater qu’il n’avait pas du tout les traits d’un Japonais, elle s’était dit qu’il serait peut-être plus confortable dans sa langue maternelle, à moins qu’il soit Italien ou Français et là, elle pourrait se sentir bête. Mais il lui assura que le Japonais n’était absolument un souci, et lui expliqua qu’il devait son bel accent (ou plutôt son absence d’accent) au fait qu’il vivait au Japon depuis l’enfance.

« Oh, tu as donc fait toute ta scolarité et ta vie ici ? Tu as suivi tes parents pour leur travail ou un truc comme ça ? »

Sans le savoir, Juria avait déjà mis les pieds dans le plat, mais c’était généralement le scénario le plus traditionnel quand un étranger venait vivre au Japon très tôt. Souvent une situation où l’un des deux parents était muté pour X ou Y raison, et toute la famille suivait. Juria avait déjà rencontré ce genre de profil dans ses anciennes écoles à Kyôto, même si la plupart des étrangers vivaient à la capitale.
Leurs verres furent enfin servis, mais avant qu’ils ne puissent trinquer, Eden posa une question quant à sa façon d’aborder les gens. Ses joues rosirent légèrement, la gêne prenant le pas sur le reste. Elle se sentait un peu bête. Puis il enchaîna sur un toast à leur soirée intéressante.

« A cette soirée intéressante ! » répéta-t-elle, docile, en levant son verre à son tour.

Souriant, elle but quelques gorgées de son cocktail et décida de répondre à la question de son nouveau camarade de boisson.

« Disons que j’ai pas mal vécu à l’étranger et j’avais pris l’habitude de souvent sortir boire des coups entre amis, mais j’avais oublié qu’au Japon c’est plutôt une activité de mec, et que des filles qui boivent jusqu’à pas d’heure, ce n’est pas toujours bien vu. Mais non, je suis plus civilisée d’habitude », dit-elle en riant avant de poursuivre : « Tu entends vraiment ce qui t’arrange toi, puis franchement, je pense qu’il serait difficile pour toi d’avoir une sale tête, même si tu y mettais tous tes efforts … »

Comment faire un compliment détourné très étrange. Mais l’alcool aidant, la jeune femme était encore plus franche qu’à l’ordinaire, et vu qu’Eden semblait tout aussi cash qu’elle, la discussion ne pouvait être qu’intéressante.