Il avait faim. Tellement faim qu’il gonflait de temps en temps ses joues comme un enfant, les mains jointes en attendant sa nourriture venir sur la table. Aussi féroce qu’était son impatience, Jun restait quand bien même parfaitement silencieux. Il se penchait en avant puis en arrière, jetant des regards ici et là autour de lui, dans son petit coin, cherchant à s’occuper. Le jeune homme ne préféra pas regarder son téléphone, sachant parfaitement qu’on allait encore le déranger s’il osait répondre et de toute façon, son objectif premier était de manger. Déjà qu’il retenait à peine les petits grognements de son estomac, ce n’était en plus pour entendre les conneries de son mentor. Ou de ses sœurs. Soupirant, il leva brusquement la tête en entendant ses plats et une voix féminine, mais il était tellement concentré sur ce qui se posait devant lui qu’il remercia d’une petite voix la serveuse, un éclat enfantin dans le regard avant de commencer à manger.

Étonnamment pourtant, il prit son temps. Avalant chaque bouchée délicate tout en dodelinant de la tête à certains moments. Jun fronça donc les sourcils et releva la tête, cherchant la provenance du bruit. Instinctivement, son corps avait réagi, son cerveau n’ayant pas tout à fait enregistré ce qu’il se passait réellement autour de lui. Il avait cet effet-là quand son appétit était trop lourd. Se concentrant sur la provenance du son, il reconnut une mélodie jouait au piano, du genre qu’il n’avait jamais entendu auparavant, ni ailleurs. Une excitation soudaine brûla en lui, une imagination palpitante fondant dans son esprit, s’imaginant déjà danser sur cette entêtante mélodie. Il continua d’écouter la jolie chanson tout en finissant son repas, refusant de gâcher une seule miette de ce qu’on venait de lui préparer. Par la suite, il se leva, zigzaguant gracieusement entre les tables et les différents individus l’entourant avant que, soudainement, ses pupilles sombres ne tombent sur l’objet de sa convoitise.

Il s’agissait d’une jeune demoiselle au piano. Ses doigts virevoltaient sur les touches avec rapidité et douceur. Il s’approcha donc doucement, notant qu’une dame et certainement propriétaire du lieu, offrait souvent des regards vers la brunette avec un sourire chaleureux sur son faciès. Ce n’était rien de comparable avec une affection d’une patronne envers son employée, c’était bien plus profond que cela, Jun l’observa un instant de plus, voulant être sûr de son instinct. Ensuite, il continua son avancée, préférant garder ses pensées pour lui. Jun s’approcha encore et à pas de loup, posant enfin et avec une douceur infinie ses mains sur le piano, aux côtés de la jeune femme. Il remarqua rapidement son jeune âge et prit la parole à peine, eut-elle levé les mains des touches.

« Excuse-moi. »  

Avec maestria, Jun leva les mains devant lui, en signe de reddition, une expression presque confuse sur le visage. La jeune femme avait réagi avec surprise devant ses mots et il ne pouvait l’en blâmer, il l’avait prise au dépourvu. Elle semblait complètement absorbée par ce qu’elle faisait et par l’ambiance générale du restaurant, qu’elle n’avait pas dû faire attention à lui, le prenant certainement pour un client lambda qui rejoignait un point A à un point B. Il indiqua le piano d’un signe de tête et reprit la parole avant qu’elle ne puisse émettre le moindre son. Et surtout avant qu’elle ne puisse le remballer aussi sec.

« Je suis danseur et ce que tu viens de jouer m’intrigue. Je n’ai jamais entendu ça nulle part et l’idée d’une nouvelle chorégraphie tourne dans ma tête. Est-ce que c’est une reprise ou tu le compose toi-même ? »

Il pouvait paraître un peu brusque et envahissant, mais sa voix était restée douce, calme et sa bouille encore plus enfantine alors, qu’il croisait enfin son regard. Il scruta son visage lentement, cherchant une réponse quelconque et un doute s’immisça en lui. Elle paraissait fermée à l’idée de lui parler, c’était presque évident -pour lui du moins- qu’il l’avait dérangé. Il se mordit un instant la lèvre inférieure, espérant tout de même recevoir une réponse positive de sa part.  

 

épuisante, emma ne pouvait décrire sa matinée autrement. le nombre de clients avait été impressionnant et bien plus important que d’habitude, très certainement parce que le bouche à oreilles avait bien fonctionné. ce n’était pas rare de voir le restaurant rempli de fonctionnaires et de jeunes étudiants mais c’était surtout des touristes de l’autre bout du japon qui avaient été servis ce jour-là. heureusement, elle n’était pas seule à servir puisqu’une autre jeune femme avait été embauchée plus tôt, et les serveuses n’avaient pas tardé à devenir de bonnes amies en dehors des heures de travail. occupée à nettoyer une table, puis une autre, puis une demande de sel par-ci par-là, elle réussit malgré tout à prendre le temps de se diriger vers un homme seul de l’autre côté de la salle afin de prendre sa commande.

perdue dans ses pensées, elle déposa le repas au garçon aux cheveux ébènes puis se rendit compte qu’il était l’heure de sa pause. sans plus attendre, elle fila dans l’arrière cuisine et retira son tablier afin de se diriger vers le piano, son instrument de prédilection. un morceau qu’elle avait composé durant la nuit lui trottait dans la tête. il fallait qu’elle le rejoue afin que plus jamais elle ne l’oublie. ce n’était pas dans le but d’être écoutée, loin de là, elle souhaitait simplement écrire les notes sur du papier et retenir le morceau pour plus tard. c’était une sensation étrange qui habitait son corps lorsque ses doigts se posaient sur les touches noires et blanches du grand clavier. comme transportée par la musique, elle laissait son esprit la guider ; elle n’était que la marionnette de la musicienne qui sommeillait en elle. c’est alors qu’elle croisa le regard plein de fierté de sa patronne et mère adoptive. emma ne pouvait se retenir de lui offrir un sourire plein d’amour en retour, elle lui avait tout donné et n’attendait que si peu en retour, simplement de voir sa fille heureuse.

notes après notes, la demoiselle enveloppait la pièce d’une mélodie entêtante, le genre de mélodie qu’on oublie difficilement mais qui se faufile timidement à travers chaque oreille pour ne plus jamais les quitter. puis, plus rien. son morceau à peine terminé, les applaudissements résonnèrent avant de disparaître petit à petit. c’est alors qu’un garçon visiblement légèrement plus âgé qu’elle se dressa devant ses yeux. « oh. » surprise par sa soudaine présence, elle s’inclina afin de lui dire bonjour, presque gênée et les joues teintées de rose. « on se connaît ? » bien sûr que non. remise de ses émotions, emma reprit ses esprits et sa gêne fut très vite remplacée par de la méfiance. ses sourcils se froncèrent et son expression devint plus dure, c’était devenu un automatisme face au sexe masculin.

sa question la stupéfia alors davantage. un danseur ? qui avait apprécié sa musique ? que pouvait-il avoir derrière la tête, de mauvaises intentions ? « je l’ai composé, la mélodie.... cette nuit. t-tu as vraiment aimé ? » il avait réussi à piquer sa curiosité, mais elle essayait de la cacher tant bien que mal. c’était un homme, il ne pouvait pas être complètement sincère... ce serait trop beau.

 

Jun remarqua un changement de faciès très rapide chez la jeune femme. Il ne savait pas pourquoi, mais il mit ceci sur un mécanisme d’auto-défense et ne l’en blâma pas pour autant. En vrai, il se contrefoutait de son humeur, ce qu’il voulait, c’était cette mélodie. Il afficha une moue mi-boudeuse et mi-impressionnée. Boudeur parce que cela n’allait pas être facile de danser sur un morceau inventé et impressionné parce qu’elle en était l’auteure seule. Lui-même ne parvenait pas à faire ce genre de choses, c’est pourquoi ses pupilles sombres s’agrandirent de surprise un instant avant qu’il ne reprenne un masque plus sérieux. Il avait déjà l’air d’un enfant, avec sa tête actuelle et après avoir mangé, c’était pire. La moindre des choses, c’était donc d’être sérieux. Il ne prit pas la peine de répondre à sa première question, ne trouvant aucun intérêt à le faire et elle dû s’en rendre parfaitement compte.  

« Cette nuit ?! Wouah. Impressionnant. »  

Tant pis pour le côté mature. Jun était vraiment impressionné et il ne le cachait même plus. A la place, il prit davantage appui contre le bord du piano et secoua vigoureusement la tête pour approuver les propos de la jeune femme.  

« Sans m’en rendre compte, mon corps bougeait avant que je ne comprenne réellement ce qui se passait. Alors, est-ce que j’ai aimé ? Bien sûr que oui. »

Depuis le début, le jeune homme n’avait laissé son regard descendre que vers le piano, les doigts, les mains de la demoiselle et son regard. Preuve qu’il n’y avait que la musique qui l’intéressait. Il n’esquissa aucun geste pour s’approcher d’elle, même si le restaurant restait bondé et que certaines personnes passaient à leurs côtés, Jun restait sagement à sa place.

« Je t’avoue que ça me dérange aussi un peu. Si c’était une reprise, elle aurait été facile à reprendre, mais comme elle vient de ta composition, je ne peux pas l’avoir avec moi et la lançais dès que je suis en salle de danse. Et je ne pense pas non plus que t’enregistrer te tente, vu la réticence sur ton visage. »

Ce n’était pas de l’impolitesse, mais juste de l’honnêteté. Le jeune détective était observateur, métier obligé et ainsi, même un léger changement de faciès chez un individu, Jun le repérait facilement. Il avait appris et en avait l’habitude avec Adonis et ses sœurs. C’était devenue une question de survie. Ainsi, il haussa les épaules avec nonchalance, prêt à accepter la réponse de son interlocutrice, qu’importe qu’elle soit positive ou négative.

« Ecoute, je suis simplement venue vers toi pour la mélodie que tu jouais. Tu peux dire non et je m’en vais. Même si dans le fond, je n’ai pas envie. Comme toi, quand on a quelque chose en tête, on veut l’exprimer. Pour toi, c’est dans la fluidité de tes doigts glissant sur les touches pour atteindre le cœur des gens. C’est pareil pour la danse. Sauf que je l’exprime avec mon corps. »

Il s’était exprimé avec passion et désinvolture, comme une simple vérité pour lui, comme quelque chose qui était limpide dans son esprit. Il se décala légèrement pour laisser place à une femme qu’il avait reconnue comme étant la propriétaire des lieux et jeta un coup d’œil à son portable. Puis il la releva pour croiser le regard d’Emma.

« Je suppose que ta pause doit-être terminé. Je m’impose pas. Si tu veux me répondre, viens me trouver. »  

Et sur ces dernières paroles, il se retourna et s’éloigna pour rejoindre sa table. Il en profita pour commander quelque chose de plus, faisant plaisir à son estomac. Tant pis pour le travail, il finira plus tard le soir en compensation. Il voulait absolument cette mélodie pour pouvoir danser dans les prochains jours et son instinct lui dictait que cette jeune compositrice reviendrait vers lui, tout comme sa propre personne, il y avait eu un éclat dans son regard. A cette idée, son corps trépignant déjà d’impatience.