Hideki était crevé. Il avait passé la matinée en cours et l’après-midi en shift à la livraison de courrier. Il venait à peine de finir une dure journée, et pour se féliciter de son dur labeur, il avait décidé de se faire un peu plaisir. Cela faisait longtemps qu’il ne s’était pas offert un bon repas en extérieur, mangeant souvent n’importe quoi et n’importe comment dans son appartement, entre deux tentatives de rédaction de son roman. Il avançait plutôt bien, et il était assez satisfait de son rythme. Pour autant, il ne fallait surtout pas qu’il se repose sur ses lauriers mais mentalement parlant, il avait bien besoin d’une pause. Ce n’était pas le moment de tomber malade de surmenage. Le jeune homme voyait les fêtes de fin d’année arriver doucement et il avait hâte de les passer en famille. L’année dernière, il ne s’était pas joint à eux car il avait trop de travail, et il s’en était terriblement voulu. Mais il savait qu’Hanae était restée entre de bonnes mains : celles de leur cadet Jun.

Avec l’objectif de se vider la tête, et de se réchauffer, il pénétra dans un ramen-ya où il aimait bien aller. Rien que l’atmosphère à son entrée suffit à le faire sourire et se sentir confortable. Il aimait bien les petites enseignes qui ne payaient pas de mine mais dans lesquels on était bien accueilli et on passait toujours un moment chaleureux.
Alors qu’il cherchait une place pour s’installer en balayant la salle du regard, ses yeux captèrent un mouvement, un jeune homme qui lui faisait signe. A lui ? Il fronça les sourcils et plissa les yeux pour mieux voir : Teiichiro Nao. Ca pour une surprise ! Si c’était pas le meilleur ami de sa sœur qui lui faisait signe ! Quel drôle de hasard. Cela faisait des lustres qu’il ne l’avait pas aperçu dans le coin, et la morosité récente de Hanae avait suffi pour qu’il comprenne que le Nao avait disparu de la circulation un peu brutalement. Elle lui parlait toujours de lui, et subitement, plus rien.

Sa curiosité maladive le poussa à vouloir en savoir plus. Et de toute façon, Nao lui faisait signe, alors il n’allait pas se défiler comme un malpoli ? Il s’approcha donc de la table où son ami était attablé et s’assit en face de lui.

« Nao ! Ca fait une éternité. Tu vas bien ? »

Inutile de directement l’assaillir de questions totalement intrusives. Autant se contenter des banalités, et de toute façon, si le flic avait quelque chose à lui dire, il saurait le faire sans qu’on lui tende la perche.

« Tu connais les bonnes adresses à ce que je vois ! » dit-il en souriant et en se saisissant du menu.

Il se décida rapidement pour un tonkotsu ramen et attendit que le serveur l’aperçoive pour passer commande. Nao avait l’air d’avoir déjà commandé, sinon il serait intervenu auprès du serveur lui aussi. Hideki avait hâte de savoir depuis quand il était de retour dans les parages, et pourquoi il s’était absenté aussi longtemps.

Maintenant qu’il avait posé ses fesses en face du meilleur ami de sa sœur, Hideki allait pouvoir en savoir plus sur sa situation. Il le remercia intérieurement car, comme le ramen-ya était plutôt petit, il y avait peu de places libres. Grâce à Nao, il allait pouvoir manger sans devoir patienter à l’entrée, et son estomac criant famine lui en était éternellement reconnaissant.
Aussi bien que possible. Nao était toujours aussi évasif et mystérieux dans ses propos, quelque chose qui avait toujours fasciné le plus jeune. Il ne put s’empêcher de rire lorsque son aîné lui répondit du tac au tac que quand il s’agissait de manger, il s’y connaissait bien. Effectivement. Il lui demanda si lui aussi aimait cet endroit. N’importe quel nigaud aurait pu répondre « ben oui sinon je ne serais pas là », mais Hideki connaissait Nao depuis assez longtemps pour savoir que ce n’était pas quelqu’un qui aimait faire la conversation. C’était donc une manière polie de s’intéresser à lui et d’engager la conversation tant bien que mal.

« Oui, j’y vais souvent quand mon estomac réclame un traitement de faveur », plaisanta-t-il.

Nao poursuivit en lui demandant s’il allait bien. En étant tout à fait sincère, il aurait pu lui répondre que non, qu’il était débordé entre ses études de master, son roman en cours d’écriture, son baito de facteur et les soucis de sa sœur aînée, mais il n’en fit rien. De toute façon, personne de son entourage ne savait qu’il était écrivain et ce n’était pas Nao qui serait le premier à l’entendre. Ce serait plutôt Hanae ou Jun, tout de même.

« Je vais plutôt bien. Et toi ? Tu as l’air épuisé. »

Déprimé serait un mot plus approprié, ou éventuellement soucieux. Hideki ne saurait dire. Mais en tout cas, son visage trahissait les soucis et tracas, sa mine sérieuse était on ne peut plus convaincante.
Les commandes arrivèrent en même temps, le serveur avait dû faire en sorte que les deux plats soient prêts quasiment en même temps. Hideki acquiesça à la remarque de Nao.

« C’est vraiment bien pour les affamés comme nous ! »

Le jeune homme allait s’attaquer à son plat fumant, lorsque Nao reprit la parole de façon plus solennelle et lui demanda s’il avait beaucoup de questions. Hideki se ravisa donc, laissant la fumée s’échapper de son bol tandis qu’il reposait ses baguettes devant lui. Par où commencer ? Il décida de se laisser aller à la spontanéité.

« C’est ton travail qui t’a éloigné de Hanae ? Elle avait l’air perdue sans toi comme boussole. »

Il se contenta pour le moment de cette simple question. Inutile de le braquer, de l’accuser, tant qu’il ne connaissait pas les tenants et les aboutissants. Hideki n’était pas de ce genre-là, il préférait connaître tous les détails d’une situation avant de savoir dans quelle position s’orienter. Juger les gens était quelque chose qui lui posait problème, même s’il lui arrivait comme à tout le monde de mener des conclusions hâtives dans certaines situations. Mais selon lui, le travail de Nao était la seule raison plausible pour qu’il se soit éloigné d’elle assez longtemps pour qu’elle faillisse commettre l’irréparable. Une partie de lui lui en voulait de l’avoir abandonnée ainsi, mais une autre se sentait tout aussi coupable car lui n’avait même pas vu le mal-être de sa sœur. Mais l’heure était aux révélations.

Nao avait rarement été aussi silencieux. Hideki l’avait connu bien plus jovial, souriant, blagueur même, à ses heures. Lorsqu’il squattait à la maison familiale et qu’Hideki était dans les parages, il y avait toujours une ambiance bon enfant. Et pourtant, à voir la mine éteinte de son aîné ce soir, il avait dû se passer des choses sombres dans son quotidien. Des choses qui dépassaient le jeune écrivain. Et même s’il était un curieux de nature, et aimait discuter avec les gens, il savait aussi respecter l’espace privé des autres, tout comme il aimait qu’on respecte le sien. Ainsi, lorsque Nao le gratifia d’un simple sourire à sa réponse, Hideki ne tiqua pas ou ne chercha pas à lui tirer les vers du nez. S’il voulait s’exprimer, il savait où le trouver de toute manière.

Nao n’était pas certain d’être « épuisé », en tout cas pas au sens physique. Pourtant de légers cernes trahissaient un manque de sommeil et un taux de stress relativement élevé. Le cadet ne releva pas, se contentant de hausser les épaules, sentant que Nao n’avait pas spécialement envie d’épiloguer. Mais pour le plus jeune, il s’agissait surtout de fatigue mentale. Des émotions controversées qui le vidaient de son énergie vitale. Comme si la lumière avait quitté son âme pour le moment. Cela troublait Hideki, peu habitué à voir le meilleur ami de sa sœur dans cet état.

Alors que leurs repas fumants étaient arrivés, et que dans un autre contexte, Hideki se serait jeté sur son plat sans crier gare, il respecta l’histoire du policier qui lâcha la bombe, et lui permit de poser la question qui lui brûlait les lèvres. Nao admit avoir été envoyé en infiltration, et ajouta peu après qu’on ne lui avait pas laissé de choix. Le ton de sa voix avait baissé mais restait assez audible pour que le jeune écrivain l’entendre. Un frisson parcourut son échine. Être policier ou inspecteur devait être un métier terriblement complexe et émotionnellement dur à gérer. Quitter ses proches du jour au lendemain sans pouvoir leur laisser un mot, il avait lu ça dans des romans ou vu ça dans des films, mais y être confronté dans la réalité devait être un tout autre problème.

« Je me doute que si tu avais eu le choix, tu n’aurais pas disparu de la circulation comme ça. »

Hideki était resté un instant silencieux avant de dire ces mots. Même s’il était loin d’être aussi proche de lui qu’Hanae l’était, il le connaissait et il avait l’air de quelqu’un de profondément loyal envers ceux qu’il aimait. Mais malgré tout, il ne pouvait s’empêcher d’être mu d’un sentiment d’amertume en sachant que ni lui, ni Nao n’avaient été là quand Hanae avait eu le plus besoin d’eux.

« On n’a vraiment pas été à sa hauteur, hein … » dit-il, presque plus pour lui-même que pour son interlocuteur.

Il ne pouvait pas être fâché contre Nao. Il aurait pu lui en vouloir si ce dernier s’était barré sans raison particulière, mais son travail ne lui permettait pas d’avoir le choix sur certaines décisions et Hideki se doutait sans le vivre à quel point cela avait été difficile pour Nao de se couper du monde.

« Tu as pu la revoir ou pas encore ? »

La conversation avait rapidement pris une tournure grave et solennelle. Mais il était temps de rétablir la vérité et si Nao avait incité Hideki à venir s’asseoir à sa table, ce n’était certainement pas pour parler de la pluie et du beau temps. De longs mois sans qu’on ne l’aperçoive nulle part s’étaient écoulés, et il était sûrement là pour éclairer les lanternes.
Face à la vérité dite tout haut par Hideki concernant son travail, Nao ne répondit rien, se contentant de hocher la tête en guise d’approbation. Cela avait dû être une situation délicate, mais au vu du peu de répartie de l’ami de sa sœur, l’écrivain comprit rapidement qu’il ne souhaitait pas spécialement s’étendre sur le sujet de son infiltration. De plus, il devait certainement respecter certains secrets professionnels et hiérarchiques.

Hideki avait énoncé qu’ils n’avaient pas été à la hauteur de Hanae. Nao semblait partager son avis, et le confirma tout haut. A cette réponse, Hideki fit une moue déçue, déçue de lui-même. Il ne pouvait pas endosser la culpabilité de l’inspecteur, mais il assumait la sienne. Celle de ne pas avoir vu que sa sœur allait mal. Elle qui se montrait toujours si forte et enjouée en la présence de ses cadets, il avait choisi de la croire car il était tellement submergé par sa propre vie et les challenges associés que ça l’avait arrangé qu’elle n’ait pas besoin de lui.
Il n’avait pas encore revu Hanae. Il songeait à ce week-end, voire demain. Et espérait qu’elle soit chez elle.

« Si tu veux, je peux essayer de lui demander ce qu’elle a prévu demain, pour voir si elle est chez elle, et te le dire. »

Hideki savait que Nao avait un impact très positif sur Hanae, et s’il pouvait l’aider à renouer contact avec elle après cette disparition impromptue, il le ferait avec bon cœur. D’autres auraient pu incendier Nao, lui dire qu’il avait été irresponsable et immature, égoïste. Mais à quoi bon ? A bien y réfléchir, c’était totalement faux. Il avait gardé le silence pour protéger des vies, tout simplement. C’était difficile à encaisser et pourtant ce n’était pas par volonté de blesser.
L’écrivain fut pris de court quand Nao lui posa la question fatidique. Il déglutit, ne sachant pas vis-à-vis d’Hanae s’il avait le droit de lui en parler. Mais c’était Nao, s’il y avait bien une personne en dehors de lui à même de venir en aide à sa sœur, c’était bien lui. Il espérait qu’elle ne lui en voudrait pas trop d’être une éternelle pipelette.

« Elle a fait une bêtise assez grave. Je ne sais même pas ce qui l’a faite basculer dans le noir comme ça. »

Il était incapable de mettre des mots concrets sur l’incident, préférant user de périphrases et autres métaphores pour aborder ce sujet difficile. Nao risquait d’être choqué et de s’en vouloir encore plus. Quelle soirée terriblement joyeuse. Lui qui était venu ici se changer les idées … Il était servi !

La situation avait été difficile pour Nao, cela se voyait sur son visage aux traits fatigués et creusés par le stress. En revanche, il semblait reconnaissant de la proposition d’Hideki concernant le fait de vérifier la présence d’Hanae chez elle. Ainsi, il serait sûr de la voir et de pouvoir avoir un moment pour s’expliquer avec elle. Le jeune homme espérait que sa sœur aînée ne lui en voudrait pas d’avoir « comploté » dans son dos. Elle serait peut-être fâchée de voir Nao, peut-être soulagée, peut-être pleine de questions. Mais ça valait la peine, selon lui.

« Je t’en prie Nao, c’est normal. Si tu peux avoir une occasion de lui expliquer ta version des faits, il vaut mieux s’assurer que ce soit faisable. »

Hideki savait que Nao n’était pas un mauvais bougre. Il avait son caractère, et ils n’étaient pas spécialement proches, mais tout de même, il avait toujours plus ou moins surveillé leurs arrières de loin. Le jeune homme en était reconnaissant, mais surtout, il estimait que sa présence dans la vie de sa sœur faisait du bien à cette dernière, même si elle ne l’admettait pas. On avait toujours besoin d’un meilleur ami pour nous soutenir dans tous les moments de la vie.

La suite de la discussion fut … refroidissante. Le manque de mots de Nao face à la révélation de Hideki, qui lui-même n’avait pas pu poser de réels mots sur la situation, en disait long sur ce qu’il ressentait. Que pouvait-on dire dans ce genre de contexte de toute façon ? Pas grand-chose. On compatissait, on s’interrogeait, on se disait qu’on était passé à côté de cela alors qu’on aurait pu l’éviter, on culpabilisait … Mais on n’épiloguait pas vraiment sur ce genre d’actes.
Nao lui demanda qui était présent au moment de l’incident. Et cette question, Hideki n’aurait pas pu y répondre. Il n’avait pas été là et Hanae était restée assez évasive sur le sujet. Il déglutit avec peine, l’estomac désormais noué, et répondit :

« Je n’en ai aucune idée … Elle n’a pas vraiment voulu en parler. Désolé Nao. »