La 4ème année à l’université japonaise était une année charnière, lors de laquelle la majorité des étudiants se lançaient activement dans le shûkatsu, autrement dit la recherche intensive d’emploi. Ils cumulaient des entretiens à droite et à gauche, parfois pas forcément dans leur domaine d’études, avec la pression de devoir obtenir une promesse d’embauche avant la fin de l’année pour pouvoir la valider. Les étudiants qui étaient exemptés de cette mission étaient ceux qui poursuivaient leurs études jusqu’au Master. C’était ce que Ken projetait, pour que sa mère continue de croire qu’il reprendrait finalement l’entreprise familiale pendant qu’il continuerait de mener à bien l’équipe de Basket de Chûô. Car c’était au fond tout ce qui l’intéresait. Il maintenait des notes correctes en cours pour continuer à pratiquer sans qu’on l’importune, mais tout ce qui lui importait était d’entraîner son équipe pour les matches amicaux, inter-universités, régionaux et nationaux. Et peut-être plus tard les internationaux. Mais il avait déjà 23 ans et s’il voulait encore espérait devenir joueur professionnel, il allait aussi falloir qu’il commence à se faire voir par les clubs officiels, hors fac. C’était cette année que tout se jouerait, il en était persuadé, et il allait donc se donner à fond pour les prochaines rencontres.

Pour cela, il lui fallait une équipe au top et soudée. Et il y avait un petit hic : Shibata Ryo, ce petit nouveau fraîchement débarqué dans l’équipe, en première année. Il l’avait accepté car ses performances au lycée étaient plutôt bonnes et prometteuses, mais il se tenait souvent à l’écart du groupe, il arrivait au dernier moment aux entraînements, repartait le premier, ne se liait pas vraiment à l’équipe et surtout, il s’investissait au strict minimum. Ken ne savait pas à quoi était dû cette attitude mystérieuse et il avait besoin de sonder un peu son kôhai. C’était dans cette optique qu’il l’avait contacté en lui expliquant qu’il souhaitait le rencontrer ce matin-même. Ken n’avait pas cours le mardi matin cette semaine-là, et visiblement Ryo s’était tenu disponible à son tour. Il lui avait donné rendez-vous en terrain neutre car il n’y avait pas entraînement ce matin-là. Il avait ainsi proposé une rencontre dans la cour de l’université, sur l’un des nombreux bancs non loin du petit étang. Ils seraient tranquilles.

Quand il ne faisait pas sport, Ken était toujours habillé de manière très décontractée mais stylée. Nous étions déjà au mois de mai, les cours avaient repris depuis un mois, les températures avaient augmenté rapidement, mais le matin était encore frais. Il portait un jean délavé et élimé par endroits, et un T-shirt gris foncé avec un col en V qui mettait bien ses muscles en valeur. Ses cheveux mi-longs oscillaient au gré de la légère brise matinale.
Ken s’était pris un melon soda, son petit faible, au fast-food du Hill Top, et était venu se poser sur un banc. Après avoir indiqué à Ryo sa position, il avait mis ses écouteurs dans les oreilles et écoutait un peu de musique pour patienter, tout en feuilletant un manga qu’il n’avait pas lu depuis des lustres. Ouais, Ken n’était pas l’archétype de l’étudiant bosseur qui bachotait en dehors des cours.

Evidemment, il fallait que le jeunot débarque à la bourre et avec une clope au bec. C’était que notre Kenken national était verni aujourd’hui ! Il n’était pas non plus la nounou des membres de son équipe au point de faire la morale au première année, mais ça lui ôterait une épine du pied que Ryo évite de fumer, surtout devant lui. Il avait choisi un rendez-vous dans la cour car il faisait encore bon et qu’il fallait en profiter, le kohai avait de la chance qu’ils soient dans l’une des rares zones fumeur de l’université. Bref. Il referma le manga qu’il feuilletait et retira les écouteurs de ses oreilles, prêt à taper la discute au jeune homme face à lui.

« Merci d’être venu Ryo, tu as passé une bonne matinée ? »

En tant que capitaine, et comme il ne connaissait pas encore bien les nouvelles recrues, il se devait d’adopter une certaine image afin d’imposer le respect à ceux qui en douteraient. Une fois la glace brisée et le contact fait, Ken était bien plus décontracté et bon enfant, mais ça, peut-être que Ryo ne le savait pas encore, puisqu’il ne l’avait vu qu’aux entraînements jusqu’alors. Et autant dire que même s’il était loin d’être méchant, Ken était quelqu’un d’intransigeant sur le terrain. Il avait hésité à laisser le rôle de capitaine à d’autres, mais il n’aurait jamais su à qui transmettre le flambeau, alors il restait pour le moment.

« Effectivement, mais c’est rien de bien méchant, rassure-toi. Je cherche toujours à faire plus ample connaissance avec mes kohai, particulièrement les nouveaux venus. »

Rassurant et bienveillant, il l’était toujours, il était inutile de donner aux nouveaux l’envie de s’enfuir à toutes jambes. Mais il ne tournerait pas autour du pot pour autant. Le jeune homme avait l’habitude d’aller droit au but quand il voulait savoir quelque chose, il tenait cela de son meilleur ami Ren qui était comme lui.

« J’ai remarqué que depuis ton arrivée, tu ne sembles pas vraiment t’intégrer dans l’équipe. Tu joues mais tu as souvent l’air un peu à l’ouest. Je voulais savoir s’il y avait un truc qui clochait. »

Il avait aussi souvent l’air fatigué, mais il était inutile d’en rajouter des tonnes pour le moment. Il imaginait que le jeune homme n’avait pas que le basket dans la vie, surtout s’il était en première année. La transition entre le lycée et l’université n’était pas toujours simple, on passait d’un environnement strict à un endroit bien plus flexible, où l’envie de paresser se faisait plus présente et plus simple. Pour autant, il ne connaissait rien de l’emploi du temps du gamin.

« Tu es en quelle majeure déjà ? »

C’était important de bien cerner et connaître ses membres, après tout.

Il était difficile de cerner son kohai. Ce dernier se montrait évasif, quasiment toujours silencieux, et s’exprimait en monosyllabes. Autant dire que cet échange risquait d’être compliqué et fatigant pour le capitaine de l’équipe de Basket, et qu’il était déjà lassé. Mais un bon chef d’équipe ne se laissait pas abattre au moindre obstacle, sinon il serait un piètre meneur. Mais il fallait avouer que le jeune Shibata n’était pas des plus dociles et bavards, et il allait falloir lui tirer les vers du nez.

Il était donc en arts appliqués. Bon, il imaginait que c’était une majeure qui nécessitait une grande implication. De plus, c’était une section récente à Chûô, qui avait longtemps été réputée pour être une fac spécialisé en commerce, et éco-droit. Mais bon, il fallait bien vivre avec son temps.
Si Ken comprenait que le jeune homme débute dans le monde universitaire et soit submergé par le travail, ou encore manque d’organisation, il avait du mal à voir ses membres paresser et ne pas contribuer à l’ambiance de l’équipe.

« Je vais être franc avec toi : je ne t’ai pas amené là pour que tu me racontes ta vie privée, ça me regarde pas et en soi, je m’en fous. Sauf si t’as un souci qui te pèse et pour lequel je peux aider, et là c’est autre chose. Car je suis peut-être le capitaine de Basket mais au-delà de ce rôle, je suis sur les bancs de Chûô depuis des années et ça me paraît normal d’aider les freshmen (première année). »

Ken marqua une courte pause avant de reprendre du tac au tac :

« Je comprends que tu sois occupé avec tes projets à rendre, mais comme tu le sais, un club demande autant d’investissement que les cours. Je ne te demande pas de vendre ton âme au basket hein, mais si tu restes à l’écart, ça casse un peu la dynamique de groupe et on sera moins performants pour les tournois à venir. Et je suis responsable des résultats sportifs de notre équipe. »

Bien que ses paroles soient les plus bienveillantes possibles, Ken avait adopté un ton ferme pour que le jeune homme comprenne que la conversation était sérieuse. Il voulait aussi que Ryo comprenne qu’il ne faisait pas tout ça pour l’emmerder, il avait d’autres chats à fouetter. Il avait déjà dû se faire enguirlander de la sorte par le passé, mais ça, Ken s’en foutait. Ce qui l’intéressait, c’était que le kohai se mette un coup de pied aux fesses et trouve sa place dans l’équipe.

« T’es un super meneur, niveau jeu franchement je n’ai pas grand-chose à redire. Tu te places bien, tu es agile mais tu te doutes qu’un meneur qui ne communique pas avec le reste de l’équipe la fragilise considérablement. »

Comme il était impensable pour Ken d’accabler Ryo de reproches, il lui avait dit ce compliment avec sincérité et honnêteté. Car il fallait avouer que parmi les gens qu’il avait vus passer dans l’équipe, rares étaient les meneurs aussi à l’aise que Shibata. Il était même fort possible que ce dernier ne reste pas sur le banc des remplaçants très longtemps au prochain tournoi, à condition qu’il se bouge un peu.

La réaction du jeune Shibata ne fut absolument pas celle escomptée par Ken. Il savait déjà que c’était un peu un fauteur de troubles, ou du moins c’était ce qu’il laissait paraître. Mais bon, Ken était venu le voir de manière amicale et en tant que capitaine pour essayer de comprendre ce qui se passait, mais il avait eu l’impression que le première année ne cherchait pas à s’intégrer à l’équipe. Il fronça les sourcils quand son kôhai commença sa phrase en imitant sa tirade précédente, sentant le ton provocateur arriver, mais il resta interdit en entendant l’explication du jeune homme. Selon ses propos, ce n’était pas lui qui ne s’intégrait pas mais le contraire. Il n’avait jamais eu vent de cela. Proche de certains joueurs, il était allé d’abord leur parler pour demander ce qu’ils pensaient de l’implication de Shibata, et on lui avait répondu qu’il ne s’investissait pas plus que cela, du coup Ken n’avait pas cherché plus loin, se satisfaisant des retours d’anciens de l’équipe sans chercher à avoir la version du principal concerné. Et là était son erreur.

Il allait rétorquer mais Shibata poursuivit en annonçant de but en blanc qu’il comptait quitter l’équipe de Basket. Il ne s’y sentait réellement pas intégré et il n’était par conséquent pas motivé pour s’impliquer davantage. Ken ne s’attendait pas à cette -mauvaise- nouvelle, et ne sut pas quoi dire immédiatement. Il se contenta d’observer son cadet fumer sa cigarette, ne pouvant s’empêcher de penser que ça devait tuer son cardio de fumer autant. Le jeune Ryo n’avait pas l’air d’être un cas facile à traiter. Il semblait avoir un passé troublant, complexe et blessant. Cela se voyait à son attitude un peu rebelle et sur la défensive en permanence. Ken n’avait pas souvent eu l’occasion de fréquenter des gens brisés par la vie, et il était toujours un peu maladroit face à eux, surtout quand on savait de quel milieu lui-même venait. C’était d’ailleurs pour cela que quand il le pouvait, il se gardait bien de dire la vérité sur ses origines.

« Ecoute Shibata, je suis vraiment désolé. Je ne savais pas qu’il y avait des soucis d’intégration de ton côté. Certains joueurs m’ont dit que tu n’y mettais pas du tien, j’aurais dû te demander ton point de vue avant de te sermonner, je suis désolé. »

Il se sentait présentement un peu con, il fallait l’avouer.

« Mais par contre ce n’est pas pour autant que tu dois quitter l’équipe. Ce serait vraiment dommage, surtout que, à ce que j’ai compris, tu aimes beaucoup ce sport et tu le pratiques depuis un moment. Puis je t’ai vu sur le terrain, tu as de bonnes positions, tu es souvent bien placé pour réceptionner les passes. En tant que capitaine je serais triste de perdre un bon élément. »

Il marqua une pause, regardant au loin l’horizon et les montagnes qui se dressaient dans le paysage. Il refusait que des membres de son équipe se sentent mis à l’écart par les autres. Ca le mettait même en colère que ses coéquipiers aient rejeté la faute sur Ryo. Inadmissible. Il allait devoir avoir une discussion avec les principaux concernés.

« Mon rôle c’est que tout le monde se sente à sa place dans l’équipe, et clairement à t’entendre je me suis raté. Mais si tu acceptes de donner une seconde chance à l’équipe, je vais faire en sorte que tu ne te sentes pas exclu. Du coup, si ça te dérange pas, tu peux m’expliquer ce qui te bloque dans l’équipe ? »

Ken espérait sincèrement qu’il réussirait à remotiver le plus jeune, qui ne semblait pas avoir beaucoup de passions auxquelles se rattacher. Il ne pouvait décemment pas lui enlever celle du basket juste à cause de l’attitude mal placée de quelques joueurs aveuglés par les préjugés.