Quand Ren lui demandait sèchement de venir le voir, en plein milieu de la soirée, voire même le début de la nuit, en lui raccrochant presque au nez, Ken savait qu’il fallait rappliquer le plus vite possible. C’étaient aussi ça les amis : se comprendre sans forcément faire usage de beaucoup de mots. Mais Ren devait pourtant sortir ce soir-là, il l’avait même invité, mais Ken avait décliné. Avec la reprise des cours d’ici trois semaines, les entraînements de Basket de pré-rentrée allaient reprendre et il comptait passer la soirée à cogiter sur de nouvelles stratégies pour les prochains tournois. De toute façon, il n’avait pas envie d’aller en soirée aujourd’hui. Aujourd’hui était un « bad mood day », un de ces jours où Ken broyait du noir, ressassait le passé, ses années lycée, sa relation avec Hikaru et j’en passe encore. Merde, ça faisait plus de trois ans, quand est-ce qu’il allait être libéré de cette nostalgie ? Bref, et quand le jeune homme était dans cet état morose, il ne fallait pas qu’il boive car il pouvait avoir soit l’alcool triste, soit l’alcool con, et devenir un parfait enfoiré. Il fallait donc se concentrer sur l’une des rares choses à laquelle il se raccrochait : le Basket.

Mais évidemment, si Ren lui demandait de venir, c’est que sa soirée ne s’était pas déroulée comme il l’avait prévu et qu’il fallait rappliquer. Il lâcha donc son stylo et ses notes, s’étira les muscles des bras et du dos tout engourdis à force d’être penché à son bureau, et se leva. Il avait traîné à la résidence toute la journée alors il n’était pas en tenue pour sortir. Il enfila un jean à la hâte, un T-shirt propre. Vu l’humidité ambiante, une veste ne serait même pas nécessaire. Il enfila également une paire de chaussures, récupéra son portable où il écrivit « j’arrive » à son ami, son portefeuille, et sortit, direction la gare.

A cette heure de la soirée, les trains se faisaient plus rares. Heureusement qu’Hachioji n’était pas loin. Il attendit le special express qui le ferait arriver plus vite. Takahatafudo. Kitano. Keio-Hachioji. Les gares avaient défoulé sous son regard, sans qu’il n’y prête réellement attention. Il n’était pas encore assez tard pour que les rames du train soient complètement bondées dans ce sens. Mais pas assez de places assises pour autant. Il était resté debout jusqu’à la fin.
Ken connaissait le chemin jusque chez son ami par cœur, il s’y rendit donc de façon complètement automatique. Arrivé au pied de l’immeuble, il allait sonner mais un résident sortit au même moment et il put donc entrer aussi sec. Il prit l’ascenseur et arriva à l’étage de Ren.
Comme à son habitude, il frappa pour signaler sa présence et entra directement. Pendant qu’il enlevait ses chaussures dans l’entrée, il annonça :

« Salut, j’ai fait aussi vite que j’ai p…. »

Il s’interrompit en voyant Ren près du buffet à l’alcool, et le fixa intensément, toujours dans l’entrée.

« On va avoir ce genre de conversation qui nécessite que tu te serves un truc ? » lança-t-il, ne sachant pas si ça allait détendre l’atmosphère ou l’alourdir davantage.

Bon, au moins il venait de se descendre un verre d’eau sous son nez. Il n’avait pas encore commencé à se saoûler la gueule. Ou alors il était encore bourré de sa sortie au bar. La sobriété de Ken sauverait les meubles ce soir, espérait-il.

Gérer un Ren énervé et frustré n’était pas la mission des plus aisées au monde, mais Ken avait l’habitude de calmer ses colères depuis qu’ils se connaissaient au lycée. Quant à lui, combien de fois il avait secouru Ken les fois où il avait voulu casser la gueule à ce foutu Shin lorsque leur histoire de clan des populaires avait commencé à tourner au vinaigre ? Combien de fois Ren l’avait-il empêché de commettre quelque chose qu’il aurait regretté ? Car oui, frapper un camarade de classe lui aurait certainement valu une exclusion certaine et l’aurait privé de sa liberté avec sa mère. Alors oui, Ken et Ren se soutenaient mutuellement, lorsque l’un avait besoin de l’autre. Ils se fichaient éperdument de la gravité du sujet, tant que l’aide pouvait être apportée.
Et ce soir, Ren avait besoin de son ami. Et Ken sentait que le sujet était grave. Au fond, il savait déjà de quoi son ami voulait parler, il n’y avait pas énormément de choses qui pouvaient le faire sortir de ses gonds hormis une jolie jeune fille répondant au doux nom de Sakura. Après tout elle avait été sa voisine, son amie d’enfance, et Ken le soupçonnait d’être forever in love d’elle. Il savait reconnaître ce genre de sentiments, lui-même ayant été amoureux d’Hikaru pendant de si nombreuses années, même après qu’elle l’ait quitté, même encore un peu aujourd’hui.
Ren tenta de le rassurer en lui disant qu’il n’avait bu que deux bières et qu’il allait éviter de boire davantage, raisonnement que Ken approuva directement.

« Deux bières, c’est déjà bien. Moi j’ai rien bu, sois fair-play ! » tenta-t-il de plaisanter alors que la tension était palpable.

Et la bombe fut lâchée, juste après que Ren ait bu son verre d’eau. Il annonça de but en blanc, sans transition aucune, qu’il avait croisé Sakura un peu plus tôt. Pas étonnant qu’il soit à cran, vu ce qu’il avait certainement dû voir. A ce moment, Ken sut qu’il était dans la merde. Même si la finalité ferait que Ren comprendrait pourquoi son ami s’était tu pendant tout ce temps, le chemin pour arriver jusque là serait certainement long. Parce qu’il lui faudrait évacuer sa frustration et son énervement.
Il n’eut le temps de rien dire que son ami le relança, lui demandant s’il savait. Bah voyons, aucun répit franchement. Devait-il lui mentir un peu ou lui dire cash la vérité ? Certaines vérités n’étaient pas bonnes à entendre mais si Ken mentait sur ce coup-là, il risquait fort de perdre son ami. Vu qu’il lui en avait déjà bien assez caché.

« Tu écouterais ma version des choses si je te disais que oui ? »

Ou comment avouer sans le dire clairement. Ken voulait s’assurer que Ren n’allait pas péter une durite et accepterait d’écouter les dires de son ami pour comprendre la véritable raison de ce silence. Soupirant, il se laissa tomber dans le canapé, non loin du fauteuil dans lequel son ami de toujours était lui-même affalé. La nuit allait être longue. Une chance que la rentrée ne soit que dans quelques jours …

Il était temps d’avouer la vérité à son ami. Ken savait que ce serait un moment désagréable à passer, mais il savait aussi que maintenant que Ren était de retour au Japon, il était en droit de comprendre ce qu’il s’était passé en son absence. Maintenant qu’il était installé dans le canapé, non loin de lui, ils allaient pouvoir parler.

« Sache que ça m’a sacrément fait chier de devoir te cacher des choses. Et tu as toutes les raisons du monde de m’en vouloir, hein, je le prendrai pas mal. Mais t’es mon meilleur pote, tu m’as secoué les puces à distance quand je me laissais aller avec Hikaru, donc je me devais de te rendre la pareille, d’une certaine manière. »

Ken n’essayait aucunement de se dédouaner, il voulait juste jouer la carte de la sincérité avec son ami. Et il s’en battait les steaks si jamais ce dernier venait à lui tirer la gueule des jours durant, ce serait tout à fait normal comme réaction et il ne lui en tiendrait pas rigueur, attendant sagement que l’orage passe.

« Tu m’avais demandé de surveiller Sakura de loin, ce que j’ai fait. Mais elle est vite devenue méfiante et fuyante à mon égard. Je ne reconnaissais clairement plus la fille qu’on avait côtoyée au lycée franchement. La première fois que je l’ai vue traîner dans des ruelles peu recommandables, j’ai essayé de discuter avec elle, sans la juger, pour comprendre ce qu’elle faisait. Je pense qu’elle m’a menti quand elle m’a dit qu’elle avait des amis à rejoindre, qu’ils allaient en boîte etc, bref elle m’a servi un baratin que je n’ai pas avalé mais j’ai fait mon Kenken naïf. »

Il marqua une pause et croisa les bras, la suite s’apprêtait à être plus corsée.

« Du coup un soir, je l’ai suivie depuis chez elle. L’avantage qu’elle soit ta voisine. Je voulais savoir ce qu’elle tramait, et je l’ai chopée avec un groupe de mecs un peu douteux. Impossible de m’approcher, sinon elle m’aurait grillé. Et franchement, je pensais juste qu’elle était devenue une yankee et qu’elle traînait avec des petits cons du quartier, donc je n’ai pas osé interférer. Après ça j’ai tenté de lui écrire, pour essayer de comprendre pourquoi elle tournait comme ça, puis elle ne me répondait jamais. Elle n’a retourné aucun de mes appels. »

Ken, qui avait connu Sakura au lycée par le biais de Ren, puisqu’ils étaient amis d’enfance et voisins, était incapable de dire quel était le point commun entre la Sakura d’avant et l’actuelle. Comme si un gouffre s’était creusé entre ses deux vies.

« Puisqu’elle m’ignorait, quand j’avais du temps libre je continuais mes petites filatures, et je pense que quand j’ai compris qu’elle était impliquée dans du trafic de drogue, c’était déjà trop tard pour la raisonner. Je suis vraiment arrivé après la bataille. Et là, clairement, je ne savais pas quoi faire. Une partie de moi voulait tout te dire, pour que tu me donnes la marches à suivre. Mais une autre me disait que si je t’en parlais, tu allais tout plaquer et rentrer au Japon pour lui secouer les puces. Tu avais bossé tellement dur pour être là où tu étais que je ne voulais pas tout foutre en l’air, je m’en serais voulu. Et j’en suis venu à la conclusion qu’on était des adultes responsables, qu’on faisait nos choix, que Sakura n’avait nullement envie d’être aidée et que tant qu’elle ne changerait pas d’avis, ni toi ni moi ne pourrions y changer quoi que ce soit. Et c’est pour ça que j’ai attendu ton retour. »

Il marqua une nouvelle pause, avant de conclure :

« Mais sache que je l’ai suivie de près dès que je le pouvais pour m’assurer qu’il ne lui arrive rien de grave. Et maintenant tu sais tout. Je suis vraiment désolé si tu penses que je n’ai pas pris la bonne décision … »

Au fond, Ken n’avait pas vraiment su quoi faire. Il ne la connaissait pas personnellement, c’était juste une camarade, une connaissance, et il n’aurait rien pu faire. Il aurait pu s’attirer des ennuis vis-à-vis de ses parents mais ça il s’en contrefichait. Il s’était senti dépassé par les événements.

Qu’est-ce que ça changerait ? Bah des tas de choses. Leur relation en tout cas. Mais il était clair que vis-à-vis de Sakura, ça ne changerait pas grand-chose qu’il lui fasse la gueule ou non. Mais bon, l’essentiel était pour Ken d’être honnête envers son ami maintenant qu’il pouvait se le permettre. C’est sûr qu’il aurait pu lui en parler avant qu’il tombe par hasard sur Sakura dealant dans la rue, mais bon. Tout était une histoire de timing et, le timing, il ne l’avait pas trouvé jusqu’alors. Et vla le résultat.

C’était dur pour le jeune basketteur de voir son ami dans cet état, les coudes posés sur les cuisses et la tête entre ses mains, le désespoir se lisant clairement dans ses yeux. Franchement, Sakura déconnait de rendre Ren ainsi. Il ne savait pas quelle avait été la teneur de ses propos envers lui un peu plus tôt, mais vu la tronche qu’il tirait et le ton sur lequel elle lui avait parlé à l’époque, il imaginait que ce n’avait pas été dans la dentelle. Non sérieux, elle faisait chier. Il fut cependant rassuré que son ami ne lui en veuille pas, et esquissa un sourire discret mais sincère quand il avoua qu’il aurait sans doute fait pareil. Il se sentait rassuré d’avoir pris la bonne décision selon Ren.

Le jeune homme était perdu, il ne savait pas quoi faire, et Ken non plus. Il n’avait pas la science infuse et encore moins la réponse parfaite face à cette situation déroutante. Il n’avait jamais touché de près ou de loin à la drogue et si on le voyait près de ce genre de gang, ses parents lui tomberaient dessus. Et à lui après de réussir à expliquer qu’il essayait de tirer une amie hors de cette merde et pas le contraire. Mais si c’était le prix à payer pour aider Ren et lui rendre son sourire et ses blagues de merde, alors ce n’était pas un pari risqué.

« J’ai pas la réponse, mais je te promets une chose : quoi que tu décides je serai derrière toi et je t’aiderai du mieux que je peux pour l’extirper de cette merde. Peut-être qu’il faudrait qu’on cause au leader là. Je crois qu’ils sont quatre ou cinq. Et si je dis pas de connerie, j’ai déjà aperçu certains d’entre eux à Chûô. »

Il laissa planer un silence et dit :

« Comment l’université peut laisser passer ça ? Enfin je pense que personne n’est au courant mais ça finirait par se savoir, non ? Je ne sais pas si les dénoncer au directeur impacterait vraiment. Elle risquerait d’être encore plus en colère de ne pas pouvoir étudier tranquillement. »

Il soupira.

« Avec la thune que gagne ma famille, je pourrais lui filer assez de fric pour qu’elle arrête, et toi aussi d’ailleurs, mais fière comme elle est, elle ne prendra pas l’argent. Elle a l’air accrochée à ce petit groupe. Il faudrait peut-être les séparer ? »

Ken balançait toutes les idées qui lui passaient par l’esprit, sans être sûr que parmi elle, une bonne solution se trouvait. Mais il valait mieux réfléchir à voix haute avec Ren et éliminer les trucs tordus pour se concentrer sur le possible et le réalisable.

C’était un dialogue de sourds. Ou du moins, ils essayaient de raisonner ensemble mais le souci c’est qu’ils n’avaient pas les éléments nécessaires pour agir. Entre Ken, le fils unique de la famille Anzai, qui, s’il se fichait dans un pétrin impliquant de la drogue, allait avoir de sacrés ennuis, et Ren, le mec qui est sorti de nulle part et qui s’est battu comme un petit diable pour s’en sortir et réussir dans la vie, ce n’était pas le duo le plus adapté pour résoudre ce genre de situation tordue.
Ken avait parlé du fait qu’ils étaient étudiants, c’était aberrant, et l’université fermait les yeux sur ces problèmes, enfin de toute façon comment le staff pourrait-il le savoir ? De nos jours, les dealers savaient se faire discrets après tout. Ken était à court d’idées. Il avait déballé ce à quoi il avait pensé, là tout de suite. Il avait parlé de les dénoncer, mais comme Ren, il pensait que c’était inutile et que ça ne ferait qu’empirer les choses. Après tout ils seraient H24 dans la rue s’ils n’allaient plus à l’université. Et ils ne méritaient pas ça.

Ren avoua à Ken que ce soir, il avait acheté sa drogue. Ken arqua un sourcil :

« T’en as fait quoi après ça ? T’as pas jeté ça n’importe où hein ? Y a tes empreintes dessus du coup, tu pourrais avoir des ennuis. »

Ken le pragmatique. C’était sans aucun doute le cadet des soucis de Ren d’avoir des ennuis si la police venait à mettre la main sur le paquet. Quoique, si les flics le retrouvaient, ils remonteraient jusqu’à Ren, l’interrogeraient, et finiraient par arrêter la bande de Sakura. Et avait-il envie que son amie d’enfance se retrouve en taule ? Il n’en était pas vraiment sûr.

Ren renchérit alors sur le fait qu’il fallait qu’il regagne la confiance de Sakura. Ouais, enfin, vu le personnage, ça n’allait clairement pas être facile de réussir cette prouesse.

« Et tu as une idée pour ça ? déjà à la base, pourquoi elle ne te fait plus confiance ? »

L’histoire était lointaine, et Ken n’avait plus tous les morceaux du puzzle en tête. Un petit rafraîchissement de mémoire ne lui ferait pas de mal après tout s’il voulait aider son ami.