Encore une soirée mondaine comme il les détestait tant. Encore une de ces soirées qui le renvoyaient à son statut de riche héritier qu’il haïssait tant et qu’il laisserait volontiers à d’autres qui le convoiteraient davantage. Encore une de ces soirées qui le renvoyaient à ce lourd passé d’enfant éduqué au domicile familial, loin de toute tentation extérieure, mais soumis aux violences de celui qui se faisait nommer précepteur.

A peine rentré au Japon après ces quatre années d’absences, n’ayant pas encore eu l’occasion de parler en tête à tête avec sa cadette, Kazuki se retrouvait déjà dans ces inaugurations insipides et ennuyeuses. Il n’avait pas encore pu se remettre du décalage horaire, il était épuisé. Il avait perdu ses repères, devant à nouveau s’exprimer en japonais plus que poli, le keigo étant désormais d’usage. C’était tellement épuisant pour lui de devoir user de codes linguistiques pour s’abaisser à des courbettes orales face à ses interlocuteurs. Il détestait cette partie de la langue et la culture japonaises. En Angleterre, il n’était pas nécessaire d’abuser de la politesse pour ne pas être indécent. Au Japon tout semblait si faux. Si manipulé, si basé sur l’image. Il se sentait seul, terriblement seul. Londres lui manquait, le théâtre lui manquait, ses amis lui manquaient, sa partenaire lui manquait. La solitude s’était emparée de lui comme un voile léger qui venait lui troubler la vue. Et pourtant, il se tenait là, au milieu de cette salle de réception remplie de têtes inconnues qu’il se devait pourtant de saluer les unes après les autres. Vêtu d’un costume trop étroit dans lequel il était mal à l’aise. Loin étaient ses vêtements amples et aux couleurs dépareillées avec lesquels il se baladait à Hyde Park. Ce n’était pas son monde, il le savait désormais.

Un jeune homme aux cheveux blond platine s’approcha de lui, une coupe à la main. Un peu d’alcool ne lui ferait pas de mal, pour oublier qu’il était consigné dans cette pièce pour la soirée entière. Yûna ne devait d’ailleurs pas mieux s’en sortir, mais il n’osait pas l’accaparer en privé de peur qu’elle ne se braque. Ce n’était pas le bon timing. Ce n’était jamais le bon timing.
Il connaissait son nom. Kazuki ne connaissait pas le sien. Hyun Min-Ho, un patronyme étranger, qui lui disait vaguement quelque chose au loin. Mais il ne se souvenait pas, il ne faisait pas l’effort de se souvenir des têtes que son père lui présentait. Il fit donc mine de se souvenir. Par politesse.

« Enchanté de même, Hyun Min-Ho. Vous passez une bonne soirée j’espère ? »

Phrase neutre, question neutre, qui lui permettrait peut-être d’entrevoir dans la réponse un indice pour se remettre en mémoire le rôle de ce jeune homme semblant avoir le même âge que lui et se tenant devant lui, sa coupe à la main. Ils trinquèrent poliment, et Kazuki but quelques gorgées du liquide alcoolisé, espérant que son effet serait immédiat.

Attentif au moindre signe pouvant dévoiler l’identité de son interlocuteur, Kazuki repéra directement l’information dans ses paroles. « Si vous passez une excellente soirée alors j’aurai accompli mon travail ». Bingo. C’était l’organisateur de la soirée dont lui avait parlé son père un peu plus tôt. Le fameux Coréen venu vendre ses services et ses compétences exceptionnelles au Pays du Soleil Levant. Il lui avait rebattu les oreilles avec cette histoire tellement il était fier d’avoir un contrat avec lui pour promouvoir les activités hôtelières du groupe Mizushiro, mais Kazuki n’en avait que faire de cet univers alors comme à son habitude, il avait écouté d’une oreille distraite, juste pour être poli.

« La soirée est réussie effectivement, vous pouvez être fier de votre travail. »

Bien que le jeune héritier n’ait que faire de ces événements mondains, il fallait admettre que le jeune Min-Ho avait fait des prouesses et avait réalisé une soirée chic, accueillante et dynamique, avec une bonne ambiance, et les gens issus du milieu semblaient réellement passer un bon moment. Il se devait donc de le complimenter même si, pour sa part, ça ne lui faisait ni chaud ni froid.
L’animateur lui lança discrètement qu’il était lui aussi extérieur à cet univers, et qu’il pouvait se détendre. Kazuki esquissa un sourire amusé face à cette information, mais ce n’était pas pour autant qu’il allait dévoiler son jeu en présence d’une personne qui était en contact direct avec son père, et qui pourrait donc lui porter préjudice.

« C’est aimable à vous, mais je n’ai pas l’intention de me saoûler pour autant. »

Kazuki détestait vraiment avoir à parler de façon aussi soutenue, lui qui avait adopté une tout autre attitude, cent fois plus détachée, depuis qu’il s’était expatrié en Angleterre. Là-bas les gens étaient décontractés sans être grossiers, ils n’avaient pas besoin de manières pour paraître respectueux.
L’animateur lui proposa alors des amuse-bouche. Kazuki avait un petit côté gourmand qui l’empêcha de refuser poliment cette invitation. Il se saisit donc de l’un d’entre eux et le porta directement à sa bouche ; c’était plutôt bon ! Raffiné, léger, mais au bon goût.
Le nippon arqua un sourcil quant à la remarque de son interlocuteur qui s’inquiétait des effets de sa soirée sur l’héritier du groupe hôtelier.

« Oh, ce n’est pas de votre ressort, je vivais en Angleterre jusqu’à la semaine dernière, et je suis encore bien affecté par le décalage horaire. »

A peine rentré, il avait été sollicité par sa famille pour gérer des tas de choses, et il n’avait pas vraiment eu le temps de se reposer, de faire le deuil de sa merveilleuse vie là-bas qu’il avait dû abandonner. Parfois, il se disait qu’il aurait dû balancer à son père qu’il ne reviendrait pas au Japon et qu’il obtiendrait un visa de travail là-bas. Mais d’une, ce n’était pas facile à avoir, et de deux, de quoi vivrait-il ? Comme il était financé par Mizushiro le père, il n’avait pas réellement fait de petits jobs à Londres, bien qu’il ait touché quelques petites sommes pour ses représentations de théâtre. Mais surtout, il avait été convaincu par sa petite amie qu’il lui fallait reprendre le contact avec sa sœur, qu’ils ne pouvaient pas rester éternellement en froid.

Pour satisfaire son interlocuteur insistant et semblant déterminé à lui faire goûter toutes les saveurs présentes sur la table de buffet, Kazuki se saisait au hasard d’un nouvel amuse-bouche et le dégusta tranquillement avant d’avaler une gorgée d’alcool pour faire glisser le tout. Les mets étaient raffinés, et appétissants, il ne pouvait pas le nier. En même temps, lorsqu’on avait vécu quatre ans en Angleterre, tout paraissait succulent, même le moindre petit plat réchauffé du combini du coin.

L’animateur de la soirée semblait curieux et naturellement intéressé par la situation du jeune héritier. Kazuki était du genre discret, il avait appris à ne rien dévoiler de privé sur lui aux gens qu’il connaissait à peine, car cela pouvait se retourner contre soi très aisément. Il était et resterait donc évasif en la présence de ce Hyun Min-Ho qu’il ne connaissait pas. Cependant, il s’était permis de lui expliquer que la lassitude dans son visage était principalement due au décalage horaire et à la fatigue accumulée. Bien sûr ce n’était pas totalement vrai et il n’avouerait pas de but en blanc qu’il détestait ce genre de soirées faussées au plus haut point. Il n’aimait pas porter de costume, il n’aimait pas avoir les cheveux plaqués en arrière car sinon ils étaient trop rebelles, et qu’il les préférait frivoles. Il n’aimait pas faire des sourires forcés aux gens qu’il n’appréciait pas ou ne connaissait pas. Il n’aimait pas les manières. Il n’était absolument pas à sa place. Heureusement pour lui l’apprentissage des bases du théâtre lui avaient permis d’accroître ses capacités à mentir, à jouer le jeu. Mais la fatigue ce soir ne plaidait pas à en sa faveur. En revanche, le reste du temps, Mizushiro le père n’avait rien remarqué, et ne semblait même pas soupçonner les désirs de son fils.

« Vous parlez de l’Angleterre comme si vous connaissiez le pays, y avez-vous déjà été par le passé ? »

Après tout, il n’y avait pas que ce blond qui pouvait se laisser piquer par sa curiosité, si ? Kazuki était bien sûr poli et savait manier une discussion, mais il serait d’autant plus agréable de converser avec une personne qui connaissait le monde qu’il venait de quitter après tout.
Et à l’entendre, ce Coréen avait déjà compris que Kazuki n’évoluait pas dans un milieu qui le passionnait ou le stimulait. Cela faisait à peine une semaine qu’il avait remis les pieds sur le sol nippon et déjà on repérait son secret. Bon, ce type n’avait aucune raison d’aller balancer cette information à son père, et de toute façon c’était sa parole contre la sienne si cela arrivait.

La question de l’animateur fit sourire Kazuki. Pour un simple associé de son père concernant l’organisation événementielle, il en savait déjà bien trop sur lui pour qu’il trouve ça naturel et normal. Qu’avait donc pu raconter M. Mizushiro à ses pairs ?

« Effectivement. J’ai d’abord étudié le Commerce au Japon, et à la demande de mon père, je suis allé étudier l’économie, le marketing et un peu de droit à Londres. »

De toute façon, c’étaient des informations plus ou moins publiques, il y aurait très certainement des journaux qui rédigeraient des articles sur le retour au pays du « fils prodige ». Quelle joie, il était franchement enchanté par la situation.

« Ces amuse-bouche sont bien meilleurs que ce que je mangeais là-bas ceci dit », reprit-il sur un ton faussement amusé, afin de détourner le sujet sur quelque chose qui lui correspondait davantage.

Apparemment, le chef de l’animation de cette soirée avait lui aussi fait un séjour prolongé en Angleterre pour son apprentissage. Au moins, cela leur faisait un point commun pour avoir une discussion plus passionnante que tous les sujets mondains que l’ont pouvait avoir dans ce genre de soirée et qui écoeuraient le jeune homme au plus haut point. Il sourit, et lui répondit :

« Je vois. Êtes-vous essentiellement resté à Londres où avez-vous eu l’occasion de bouger un peu ? »

Lui-même en quatre ans ne s’était pas contenté de Londres même s’il avait apprécié vivre dans la capitale. Il avait eu l’opportunité de visiter des villes voisines, et de pousser les sorties jusqu’en Irlande et en Ecosse. Il avait particulièrement apprécié Cambridge. Il gardait un bon souvenir de ses courts voyages au cœur du pays anglais.

Le dénommé Min-Ho semblait approuver ses dires sur la nourriture. Comme il le soulignait, on pouvait s’entendre sur beaucoup de choses lorsqu’on voyageait ou qu’on s’installait dans un pays étranger mais la gastronomie restait toujours un sujet épineux. Les habitudes du palais étaient particulières et il arrivait parfois que l’on ne puisse pas s’habituer aux mets d’un pays voisin ou très éloigné du nôtre. Kazuki avait tout de même souvent mangé dans des restaurants japonais là-bas, nostalgique de sa culture culinaire. Mais il avait aussi testé de nombreuses choses typiques, bien que ce ne soit pas toujours à son goût.

« C’est évident. La cuisine anglaise n’est pas la plus raffinée et la plus légère, on trouve beaucoup de viandes lourdes et de plats en sauce. Mon estomac fragile de japonais a été plutôt malmené au début, même si j’ai fini par prendre mes repères. Je cuisinais beaucoup japonais chez moi. »

Min-Ho enchaîna sur ses activités londoniennes, cherchant à s’assurer que Kazuki n’avait pas passé sa vie à étudier là-bas. Comme il ne connaissait pas la proximité de l’animateur avec son père, il se garda bien de lui parler de sa passion pour le théâtre qui était devenue un rêve de vie, mais il s’autorisa à parler de ses autres visites :

« Oh oui, j’ai passé beaucoup de temps au Shakespeare Globe à regarder des pièces de théâtre pour améliorer mon anglais, même qu’une fois nous avons vu l’entièreté du spectacle sous la pluie, puisque c’est à ciel ouvert. Assez atypique comme expérience ! Mais grisant. J’avoue avoir pas mal profité des attractions touristiques au début, mais je flânais beaucoup du côté de Covent Garden ou Camden Town. Et vous, comment occupiez-vous votre temps là-bas, en dehors de votre apprentissage ? »

Parler de Londres était toujours plus intéressant que le reste. Kazuki reprit un petit four, plus enthousiaste qu’à son arrivée.

Apparemment, le jeune organisateur d’événements avait eu l’occasion, comme Kazuki, de visiter des villes voisines à la capitale anglaise, mais il pensait qu’il avait dû manquer des choses, et si tel était le cas, il pensait que Kazuki pouvait l’instruire. Mais bon, Kazuki n’était pas un bon guide et malgré tout, il restait Japonais de souche, et donc touriste de première catégorie.

« A vrai dire, je n’ai rien visité de spécial hormis les grands classiques touristiques, je pense que je serais moins exhaustif qu’un guide spécialisé. Mais j’ai visité le campus de l’université de Cambridge, j’ai adoré son ambiance. Je comprends sa renommée. »

Kazuki n’était pas un grand voyageur dans l’âme, et encore moins un explorateur. Il restait très linéaire et sommaire dans ses choix, se laissant facilement guider. Avec sa famille, il n’avait jamais réellement eu l’occasion de s’émanciper et d’imaginer les choses par lui-même, toujours aiguillé par un précepteur ou une nourrice quant aux choses à faire. Il y avait toujours quelqu’un pour lui faciliter les démarches en tous genres. Alors organiser un voyage, pensez-vous … En solo en plus ! Vers la fin de son séjour londonien, sa récente petite amie Azélia dont il s’était bien gardé de parler à qui que ce soit ici, au Japon, l’avait emmené vadrouiller un peu à droite et à gauche et ça lui avait convenu car il s’était tout bonnement laissé guider par la jeune femme, énergique, curieuse et aventurière. Mais de lui-même, il n’en aurait pas fait tant.

La conversation avait alors dérivé sur la gastronomie anglaise, si on pouvait l’appeler comme telle. Kazuki avait avoué à son interlocuteur à quel point il avait eu du mal à s’habituer aux coutumes culinaires locales à ses débuts. Après tout, quand la cuisine japonaise pouvait se révéler très raffinée et légère en fonction des mets choisis, la cuisine anglaise était plus lourde, plus difficile à digérer, contenant beaucoup de plats en sauce, choses qui avaient causé bien des soucis à notre jeune héritier au palais un peu difficile parfois. Le dénommé Min-Ho semblait d’ailleurs d’accord avec lui à ce sujet, affirmant qu’on finissait souvent par faire la cuisine chez soi comme l’aîné des Mizushiro l’avait suggéré.

« Oui bien sûr, c’est un confort de pouvoir cuisiner chez soi. Et puis comme Londres est une grande capitale, il n’était pas si difficile de trouver des boutiques d’export avec des produits typiquement nippons, ce qui m’a grandement facilité la vie. »

L’animateur encouragea à nouveau Kazuki à se resservir au buffet, ce qu’il refusa poliment, repu pour le moment. Il se contenterait de finir la coupe qu’il tenait entre les mains. Il n’avait pas grand appétit depuis son retour, entre le décalage horaire qui faisait encore effet et le stress lié à ses retrouvailles avec sa sœur Yûna. Ajoutons à cela le fait qu’il devait annoncer tôt ou tard à son père qu’il ne voulait plus hériter de l’affaire familiale et que sa petite amie était à l’autre bout du monde et qu’il ne savait pas du tout comment appréhender cette relation à distance et on obtenait un Kazuki chamboulé et perturbé.

« Oui, Londres a un côté enchanteur pour ça. On a vraiment l’impression que le mystère et l’histoire sont imprimés dans les murs de la ville, et quel que soit l’endroit que l’on visite, on finit quand même surpris. »

Il allait poser une question à Min-Ho, mais celui-ci lui fit un signe de tête pour le suivre et déambuler au milieu des convives affairés à discuter d’affaires de société. A la remarque de Min-Ho, Kazuki réprima un soupir d’agacement. Il aurait parfois aimé être totalement invisible, mais c’était impossible vu le nom qu’il portait, et son visage connu de la plupart des gens ici. Et qui plus est, il avait eu la bonne idée de revenir au Japon avec une coloration capillaire rouge bordeaux, pas spécialement vive mais qui dénotait bien sûr avec le noir ébène habituel des Japonais. Autant dire qu’il ne pouvait décemment pas passer inaperçu.

« Vous avez sûrement raison, je vivais tellement simplement en Angleterre que j’en ai un peu oublié les codes mondains, je l’avoue. Mais dites-moi, si ce n’est pas trop indiscret, en quoi consistait votre apprentissage pour devenir animateur événementiel ? »

C’était de la curiosité sincère, le jeune héritier qui ne voulait plus l’être se demandait quel genre de formation il fallait faire afin d’arriver à ce métier.