Voilà neuf mois que Yûji était rentré dans son pays natal. Depuis qu’il l’avait quitté à la fin de sa scolarité lycéenne sur ordre de son paternel, il n’était rentré qu’une seule fois, pour un événement lié à son école d’arts de la scène à Séoul. Il avait prié tous les kami possibles pour ne pas croiser son père pendant ce court séjour tokyoïte à l’époque, et tout s’était déroulé sans encombre. Pourtant, maintenant qu’il était officiellement revenu, il pouvait le croiser à tout moment. Mais pour le moment, il avait réussi à toujours l’éviter et faire en sorte de ne pas se retrouver dans des quartiers où ce dernier aurait pu se rendre. Son père était un architecte de renom, Yûji fuyait donc les quartiers huppés comme Ginza pour être tranquille. C’était aussi pour cela que vivre à Tama, loin de la capitale, l’arrangeait beaucoup, car il imaginait très mal son père atterrir dans cette campagne urbaine. Après, tout était possible et comme il exerçait en tant que professeur à Chûô, son nom finirait bien par atterrir quelque part et attirerait l’attention de M. Koizumi.

En attendant, il revoyait régulièrement sa mère, mais jamais à la demeure familiale dans laquelle il n’était toujours pas revenu. Trop de souvenirs se trouvaient là-bas, et le jeune trentenaire n’était pas encore prêt à les affronter. Après plus de dix ans à l’étranger, ses repères étaient encore bancals et il se remettait doucement dans le rythme effréné de la vie Tokyoïte.
Son job de professeur ne le stimulait absolument pas mais il fallait bien commencer quelque part pour reprendre ses marques. Il espérait qu’il pourrait rapidement augmenter ses jobs en tant que comédien ou acteur, mais pour le moment c’était un peu en stand-by. Mais avec toutes les productions de drama et de films que le pays du soleil levant préparait, il finirait bien par trouver chaussure à son pied.

Aujourd’hui était un jour de congé pour Yûji. Consciencieux, il avait déjà préparé son travail universitaire pour la semaine à venir et il avait du temps libre. Il savait que sa mère passerait lui rendre visite incessamment sous peu, et il avait repéré une chocolaterie à la devanture sympathique dans le quartier de Shinjuku il y a quelques temps. Il s’était dit qu’il pourrait être une bonne idée de lui en offrir. Il profiterait donc de son repas pour aller acheter une jolie boîte.
Le trajet en train n’était pas excessivement long, environ 45 minutes. Yûji en profitait souvent pour lire un livre, écouter de la musique ou somnoler un peu pour équilibrer ses courtes nuits. Parfois il se perdait à regarder le paysage défilant sous ses yeux sans réellement le voir, cela dépendait de son humeur.

Arrivé dans la plus grande gare du Japon, un peu perdu car il n’y allait pas souvent – il détestait cet endroit bondé et complètement anarchique -, Yûji s’extirpa rapidement de la zone pour atterrir en extérieur. Le ciel était grisonnant, signe d’un hiver pluvieux. Il n’avait pas pris de parapluie et en achèterait un au combini s’il se mettait à pleuvoir.
La chocolaterie ne fut pas difficile à retrouver, d’un coup de Google Maps pour éviter de perdre du temps. Yûji pouvait témoigner d’une patience à rude épreuve mais tout dépendait de la tâche. En l’occurrence, déambuler dans les rues du quartier des affaires sans trouver son chemin pouvait l’agacer au plus haut point.
Face à l’entrée, il prit quelques secondes pour admirer la vitrine décorée aux couleurs de Noël, avant de pénétrer la boutique et de faire tinter au passage une petite clochette en haut de la porte. Il n’avait plus qu’à observer les créations chocolatées en attendant que quelqu’un vienne s’occuper de sa commande. Il n’était pas spécialement doué en matière de mets sucrés et il risquait de devoir demander conseil, même si cela ne l’enchantait pas spécialement, lui qui avait énormément de mal à sociabiliser avec son prochain.

Finalement, quelqu’un apparut dans le champ de vision du jeune professeur. Et étrangement, c’était un visage familier, mais qui n’aurait pas dû se trouver ici. Ecarquillant les yeux, Yûji plongea son regard dans celui de son interlocuteur même s’il n’avait pas pour habitude de fixer les gens, et l’écouta prendre de ses nouvelles, et lui expliquer sa présence ici. Aux dernières nouvelles, Min-Ho était toujours à Séoul, et venait de divorcer, menant ses petites affaires dans la capitale coréenne. Il ne s’attendait absolument pas à voir son ami perdu de vue dans sa ville natale. Yûji était quelqu’un qui détestait être pris au dépourvu mais ce n’était pas si désagréable d’avoir une tête connue dans une ville qui lui était désormais complètement étrangère.

« Min-Ho. Ca faisait un moment. Je suis rentré au Japon depuis avril dernier, besoin de renouer avec mon ancienne vie. Ca va plutôt bien, et toi ? »

Il était rare que Yûji soit quelqu’un de loquace, mais il s’entendait assez bien avec le Coréen pour aligner quelques phrases. Normalement, il n’y avait que pendant ses cours qu’il gratifiait son audience de sa voix, sinon il se faisait toujours assez discret, ce qui lui avait valu le surnom de tombe humaine par le passé.

« Je ne m’attendais pas à te voir à Tokyo, ça fait longtemps que tu es ici ? J’ai découvert ta chocolaterie par hasard. »

Le nippon regarda un peu autour de lui et constata des dégâts çà et là, sans doute dus au typhon passé par là en septembre. Visiblement, bien que l’incident ait eu lieu 3 mois plus tôt, il y avait encore à faire et la boutique avait été bien endommagée.

« Je vois que le typhon n’a épargné personne cette année. », dit-il en soupirant.

Puis il se souvint que Min-Ho l’avait questionné sur sa venue ici. Il balaya la vitrine du regard, un peu perdu, avant de répondre d’un ton neutre :

« Je cherche de bons chocolats à offrir à ma mère lorsqu’elle me rendra visite la semaine prochaine. Qu’as-tu à me recommander ? »

Incroyable qu’ils se soient perdus de vue aussi longtemps et se retrouvent ici, sur la terre natale du Japonais ! Yûji était toujours un peu surpris par la vie après tout. Il n’était pas spécialement proche de Min-Ho comme le commun des mortels aurait pu l’imaginer, puisque de toute façon Koizumi Yûji n’avait pas d’amis à proprement parler. Juste des connaissances à droite et à gauche, des collègues de travail et des personnes avec qui il avait un peu plus d’atomes crochus que d’autres. Min-Ho faisait partie de cette catégorie, les raisons de leur rencontre étaient devenues floues, mais ils avaient sympathisé d’une manière ou d’une autre. Yûji avait été un minimum présent lors du divorce de son camarade mais après cela, ils avaient pris des chemins différents. Visiblement le Coréen s’en était allé visiter le pays voisin, pendant que Yûji broyait du noir et se rongeait le frein à Séoul à ne pas savoir quoi faire de sa vie. Et il avait fini par rentrer.

« Au final, tu as dû arriver juste avant moi je pense. Tu te plais dans mon pays ? »

Il sourit discrètement, ne laissant que très rarement paraître ses émotions. Il balayait la pièce du regard tout en écoutant le discours de son ami. Ce n’était pas le typhon qui avait dévasté la boutique mais plutôt une inondation impromptue qui lui valait d’avoir « une chance de cocu ». Le Japonais haussa un sourcil, et dit, sur le ton de la plaisanterie et pour se renseigner au passage :

« Pour être cocu, il faudrait déjà avoir quelqu’un dans sa vie. Tu as trouvé chaussure à ton pied depuis ton ex-femme ? »

Il marqua une courte pause, conscient d’être frontal, mais c’était son caractère qui voulait cela. Il avait beau être nippon, il n’y allait pas par quatre chemins et aimait bien la franchise, contrairement à d’autres compatriotes chez qui il fallait presque lire les lignes de la main pour comprendre leur pensée.

« Je suis désolé que cette inondation ait ravagé ta boutique. J’espère que les travaux finiront vite. Ton père assure toujours tes arrières à ce que je vois. »

Mais bon, après tout il n’était pas là pour parler de la pluie et du beau temps et il avait un emploi du temps assez chargé ces dernières semaines. Après les vacances de Noël, les étudiants de Chûô entreraient bientôt en période d’examens de fin d’année et la pression était palpable au sein de ses recrues. Yûji les entraînait dur, et devait également préparer lesdits examens. Il était actuellement le seul professeur de théâtre et d’acting de l’université, le secteur artistique étant assez récent et le théâtre peu demandé comparé à la danse, le dessin ou d’autres domaines. Mais il voulait faire plaisir à sa génitrice et des chocolats étaient l’occasion rêvée.
Il écouta poliment les indications de Min-Ho, qui lui proposa de lui faire goûter certains chocolats. Le visage de Yûji se ferma légèrement : il n’aimait pas le chocolat, mais refuser de goûter les créations d’un ami pouvait être impoli. Il tenta une alternative :

« C’est toi le chef, je vais faire confiance à ton palais. Tu peux me faire un assortiment de tes chocolats préférés ? Ou à défauts, tes best-sellers. Je crois qu’elle aime les chocolats fantaisie. »

Visiblement, Min-Ho semblait se plaire à Tokyo, même si c’était différent de Séoul, comme il le soulignait. Pour cela, il ne pouvait pas le contredire, il y avait pas mal de changements entre les deux capitales. Mais au niveau de l’aspect social, bien que les Coréens soient plus frontaux que les Japonais, il y avait ce même respect, cette même politesse, selon le jeune comédien. Mais en revanche, visuellement, ce n’était pas pareil. Après, Séoul et Tokyo restaient des capitales avec beaucoup de gratte-ciel au final.

« C’est sûr que ça doit te changer. Même moi ça me fait bizarre après 10 ans sans être vraiment rentré ! »

On ne pouvait pas vraiment compter le passage éclair qu’il avait fait avec l’école Kirin à l’époque. C’était sommaire, très court et surtout il avait rasé les murs pour ne pas croiser son père.
Le sujet dériva sur l’inondation qui avaient fait des dégâts plus violents encore que le typhon de septembre, et Min-Ho lui expliqua que comme d’habitude son père gérait. Il avait aussi ri à sa « blague » des cocus. C’était rare que Yûji fasse de l’humour, il fallait donc en profiter.

« A quoi bon se fixer si tu n’es pas prêt de toute façon ? Moi je me porte comme un charme, tout seul ! »

La bonne blague. Yûji avait beau être un solitaire dans l’âme, et d’avoir été bien plus souvent célibataire qu’en couple dans sa vie, parfois une présence dans sa vie pouvait lui manquer. Mais vraiment par périodes, lui qui avait tant de mal à se confier et à partager son quotidien. Surtout qu’à chaque fois qu’il essayait ça se terminait en fiasco total. Mais bon ce n’était pas tant le sujet après tout.
Min-Ho semblait toujours aussi fier de son géniteur et de ses accomplissements, cela faisait plaisir à voir, même si on ne pouvait pas en dire autant le concernant.
La conversation s’orienta sur la véritable raison de sa venue : les chocolats pour sa mère. Il laissa au patron de la chocolaterie le soin de lui faire un assortiment des meilleures ventes et de ses favoris du moment, lui qui n’y connaissait et n’aimait pas vraiment le chocolat. Pendant qu’il préparait tout cela, il lui demanda d’autres nouvelles. Il réfléchit un instant, se demandant s’il allait parler de son père. C’était un peu son jardin secret, il ne parlait à personne de sa famille et surtout, personne ne savait qu’il avait des soucis avec son paternel. Mais d’un autre côté, avoir un point de vue extérieur pourrait l’aider à relativiser, maintenant qu’il était rentré. Mais avant qu’il n’ait pu enchaîner, son ami lui annonça que le ballotin était un cadeau de la maison.

« Mais je peux payer tu sais, je gagne un salaire et tout, je suis un grand garçon, » plaisanta-t-il. « Mais merci Min-Ho, c’est apprécié, je te revaudrai ça. »

Il accepta l’offre poliment puis le sac avec le ballotin en main, il reprit :

« Je ne crois pas t’en avoir déjà parlé, mais tu sais que j’ai atterri à Séoul à cause de mon père et que j’y suis resté pour le fuir et couper les ponts avec lui ? »

Il avait lâché ça comme ça, et en fonction de la réaction du Coréen, il verrait s’il poursuivrait l’histoire ou non.

Min-Ho avait raison : rentrer au pays après une si longue période d’absence était toujours un sentiment étrange. Grisant, déstabilisant, mais pas déplaisant. Il s’était contenté d’acquiescer à la remarque de son ami, inutile de déblatérer davantage sur le sujet. Il reconnut aussitôt son ami coréen lorsque ce dernier réagit à sa réflexion sur le célibat en lui disant qu’il pouvait voir autant de femmes qu’il voulait sans qu’on l’emmerde. Il était toujours aussi coureur de jupons visiblement. Son ex femme avait quand même dû en baver … Mais bon, un divorce c’était à deux, tout comme un mariage ou un couple. Donc chacun avait ses responsabilités et si à l’époque le blond avait fauté, peut-être qu’il y avait eu de l’eau dans le gaz après tout. Yûji ne connaissait pas l’intégralité de l’histoire, il n’aimait pas s’immiscer dans la vie privée des gens, sauf si on l’invitait spécifiquement à le faire.

« Toujours fidèle à toi-même à ce que je vois, hein. » dit-il simplement.

Min-Ho semblait absorbé par ses pensées tandis qu’il s’occupait d’emballer le ballotin de chocolats, et il était revenu à la réalité au moment où il avait annoncé qu’il les offrait, ce à quoi Yûji avait répondu qu’il aurait pu payer. Mais bon de temps à autre il fallait accepter la générosité d’autrui et donc il avait pris l’offre de bon cœur.

« Viens donc me voir à l’université Chûô un de ces quatre, les cafétérias et restaurants sont top là-bas, je t’inviterai. Y a même un restau de sushi ! »

Yûji avait été impressionné par l’offre gastronomique proposée par le campus de son établissement. Il savait que le Japon se donnait à fond pour les étudiants mais il ne se souvenait pas avoir eu autant de choix dans sa propre université où il avait étudié à l’époque. C’était toujours amusant que certaines personnes extérieures à l’université viennent la visiter juste pour la nourriture. Pourtant c’était quand même pas la porte à côté depuis le centre-ville !

Alors que la transaction était terminée, Yûji, au lieu de saluer son ami et de prendre congé, avait lancé une bombe en plein milieu d’une conversation banale. Son ami avait froncé les sourcils de surprise et ne s’attendait certainement pas à ce genre d’aveux.

« Je peux t’expliquer, mais peut-être pas ici, c’est trop public. Tu es libre ? Maintenant ou plus tard, peu importe, je suis flexible. »

Yûji avait toujours été quelqu’un de discret, et parler de sa vie privée était déjà un exploit en tant que tel, mais certainement pas dans un lieu public. Ils pouvaient aller se poser dans un café, ou marcher au parc de Shinjuku Gyôen. Mais si le blond avait du travail, ils pourraient aussi discuter un autre jour.