Le cours ne s’était pas vraiment déroulé comme prévu et il semblerait que Yamada s’était encore plus renfermé qu’avant. Décidément, ce petit jeune n’était pas fait pour le théâtre. Il semblait bien plus à l’aise avec sa feuille et son crayon, à en voir le trait habile qui apparaissait sur la page blanche et que Yûji observait du coin de l’œil de temps à autre, pendant les moments libres de son discours. C’était aussi parce qu’il avait compris que forcer Yamada ne servirait à rien, et que de traumatiser quelqu’un ne lui apporterait rien de bon, qu’il avait décidé de le libérer de ses obligations plus tôt que prévu. De toute façon, il avait joué le jeu, il avait participé, l’avait aidé, et il avait rempli sa part du contrat. Inutile d’en demander trop, ce n’était qu’un poignet foulé qui sera sans doute guéri la semaine suivante.

A la fin du cours, tandis que les étudiants rangeaient leurs affaires, Yamada s’approcha de Yûji avec une feuille dans les mains. Il lui tendit le croquis, et le professeur s’en saisit, admettant être curieux. Il se reconnut sur le papier, ses traits un peu différents de la réalité puisqu’interprétés par l’étudiant à travers son regard artistique, mais il n’était pas difficile de saisir l’expression faciale du jeune homme. Le visage de Yûji se ferma légèrement en constatant qu’il avait réellement une expression fermée vu de l’extérieur : pas étonnant que son cercle amical soit si restreint. Il n’inspirait pas spécialement la joie de vivre ou l’amabilité. Il faudrait peut-être qu’il apprenne à s’adoucir … Mais c’était difficile, ses expériences douloureuses l’avaient contraint à fermer ses émotions pour ne pas se laisser aller à la douleur de ces dernières.

« Merci beaucoup Yamada, je le garderai avec plaisir. »

Yûji faisait rarement dans la gentillesse, mais cela lui arrivait. Puis il était flatté que Yamada se soit servi de lui comme modèle, ce n’était pas comme si cela arrivait tous les quatre matins après tout. Il s’était hâté de lui répondre cela car il voyait que Yamada s’éloignait en direction de la sortie. Cela aura stoppé sa course, pensait-il.

« Tu n’es pas fait pour le théâtre, mais tu as un talent certain en dessin. »

Les compliments non plus ne faisaient pas partie de son registre classique, mais il savait en faire lorsque cela était justifié. Flatter les gens pour le plaisir de les flatter et de faire grandir leur orgueil ne l’intéressait pas. Mais Yamada semblait être quelqu’un d’humble et d’entier. Il était aussi timide et son regard fuyant depuis qu’il avait tendu le dessin à son professeur en témoignait. Un petit peu d’encouragement ne pourrait donc que lui faire du bien, non ?

« Si tu n’as rien prévu pour ta pause de midi, tu peux m’accompagner si tu veux. Tu pourras m’expliquer ton art, que je ne connais pas tant que ça. Et me livrer tes impressions sur ce cours. »

C’était une proposition lancée en l’air comme ça, mais la personnalité de Yamada avait attiré l’attention de Yûji, et il était un peu curieux d’en savoir plus. C’était pourtant rare que le professeur propose ce genre d’invitation, surtout à l’école où il était aussi discret qu’une ombre en général.

Yûji ne savait pas pourquoi il avait invité Yamada, au fond. Ce n’était pas dans ses habitudes de manger accompagné, et encore moins avec un étudiant. Il en était presque venu à espérer que le jeune homme refuse. Ce qu’il ne fit pas. Il n’avait même pas réagi à son compliment sur le dessin. Drôle de bonhomme ce Yamada. Peu importe. Les deux protagonistes quittèrent donc le bâtiment 8 des amphithéâtres et se dirigent d’un pas assuré et dans un silence pesant jusqu’au Hill Top. Aucun des deux ne pipa mot durant le trajet. Yamada semblait perdu dans ses pensées, et Yûji n’était absolument pas le genre de personne à faire la causette pour passer le temps. Il ne parlait que lorsque c’était utile et présentement, ça ne l’était pas. Il s’était donc contenté d’avancer d’un pas mécanique vers le bâtiment qu’il connaissait bien. La brise de fin d’automne faisait onduler ses cheveux et chatouillait son visage. L’hiver serait là d’ici quelques semaines. Le temps passait vite. Il était au Japon depuis un peu plus de six mois, et avait vite repris ses repères.

Une fois au bâtiment, ils s’étaient machinalement dirigés vers le réfectoire principal où l’on commandait son menu via les machines automatiques avant d’aller chercher son plat avec son ticket dans la file d’attente. Yûji mangeait rarement ici, préférant le calme de la cafétéria des enseignants. Il y avait aussi moins de chance de tomber sur un étudiant.
Toujours dans le silence, les deux firent la queue pour récupérer leur menu, et Yûji fut le premier à attraper son plateau, non sans un peu de difficulté à cause de son poignet douloureux. Il pensait que Yamada lui avait emboîté le pas, mais il avait vraiment l’air dans la lune. Il s’était déjà rapproché d’une table lorsque l’étudiant le repéra dans la foule. Le professeur s’installa sans attendre, se disant que Yamada le rejoindrait quand ça le chanterait. Et quand ce fut le cas, qu’il fut assis en face de lui, Yûji finit par briser le silence :

« Alors, qu’as-tu pensé du cours de théâtre ? »

Il attendait de la franchise et espérait que l’étudiant n’allait pas enjoliver la vérité pour s’attirer les bonnes faveurs de son professeur. Après tout, il avait réparé sa faute, plus besoin d’être dans ses petits souliers.

Yûji était déjà attablé lorsque l’étudiant le rejoignit finalement, après s’être temporairement égaré dans la foule sûrement. Il avait joint ses mains, prononcé la traditionnelle formule d’avant le début d’un repas, et allait s’apprêter à manger mais la question du professeur sembla l’interrompre dans son intention. Il avait reposé ses baguettes sous le regard de Yûji et lui avait simplement répondu « déstabilisant ». Il n’aurait pas pu mieux dire. Le malaise s’était senti dans tout le corps de Yamada pendant la durée du cours. D’une raideur rare, semblant apeuré à l’idée qu’on l’approche, le nippon avait rarement vu quelqu’un d’aussi réfractaire à l’improvisation théâtrale. Mais c’était un art qui n’était pas à la portée de tout le monde. Certains l’appréciaient, d’autres non. Il décida donc de le laisser tranquille avec cela, et de le laisser manger un peu. Il devait être affamé.
A son tour, Yûji se saisit de ses baguettes, les sépara d’un mouvement sec et après avoir formulé un « itadakimasu » discret, se saisit de quelques nouilles udon bien chaudes. Le bouillon des Kitsune Udon était toujours aussi réconfortant, et le tofu grillé et mariné lui avait bien manqué lors de son expatriation en Corée du Sud.

Alors qu’ils mangeaient en silence, ce dernier fut finalement rompu par Yamada qui semblait curieux au sujet de son professeur. C’était légitime, en ayant invité son étudiant à manger, il se doutait qu’ils n’allaient pas parler uniquement des cours. Pourquoi il avait choisi d’être prof de théâtre … Bonne question. Au fond, ce n’était pas vraiment un choix. Il aurait plutôt préféré être de l’autre côté de la scène, dans l’acting. Paradoxal vu son attitude peu expressive. Mais il réservait toute son énergie au théâtre et dans la vie de tous les jours, il ne ressentait aucun besoin de s’exprimer de façon extravagante. Il restait d’un naturel très calme, mais une fois sur scène, il savait se mouvoir dans de nombreux personnages. Même s’il devait admettre que les joyeux lurons étaient plus difficiles à jouer que les autres.

« Disons que mon parcours s’est tracé tout seul. J’ai fait des études de théâtre, et alors que je cherchais du boulot comme comédien ou acteur, mon ancienne école m’a proposé un poste de professeur. Au départ c’était pour un remplacement, et je suis devenu titulaire. »

Repenser à sa période de vie à Kirin Art School le rendait un peu mal à l’aise. Non pas qu’il n’ait pas aimé cette période, mais il n’aurait sûrement jamais mis les pieds là-bas s’il n’avait pas cherché une échappatoire face aux responsabilités imposées par son père. Mais Yamada ne lui laissa pas le temps de flâner au fond de son esprit encombré de souvenirs entremêlés, puisqu’il lui posa une nouvelle question, plus rationnelle et moins personnelle.

« C’est ma première année ici, je suis arrivé en avril dernier. Je vivais en Corée du Sud jusqu’à maintenant. »

Yûji ne savait pas pourquoi il avait précisé son ancien lieu de vie, qui n’apportait rien de spécial à la conversation, mais c’était venu spontanément au final. Même s’il avait de belles expériences dans le pays du matin calme, il était tout de même content d’être rentré à la maison.

Yûji mangeait tranquillement, et s’arrêtait pour répondre aux questions de Yamada. Il remarqua d’ailleurs que ce dernier s’interrompait lorsqu’il parlait, il fallait qu’il trouve un moment pour lui dire de continuer de manger quand même plutôt que de s’empiffrer entre deux tirades, il allait s’étouffer à force. Mais cela avait quelque peu amusé le professeur, même si comme à son habitude, il ne montrait rien de ses sentiments. Yamada était curieux mais sans plus, ne cherchant pas à en savoir plus sur le parcours du professeur. C’était intéressant, cette personnalité calme qu’il avait. Ils se ressemblaient plus que ce qu’il aurait imaginé, c’était peut-être pour cela qu’il avait spontanément proposé ce déjeuner pour en apprendre plus sur lui, et qui sait, l’aider à ne pas faire les erreurs que lui-même avait faites par le passé. Yamada ne semblait pas spécialement heureux dans sa vie, il avait plutôt l’air de faire les choses de manière assez automatique, et il trouvait cela un peu triste à son si jeune âge. D’habitude, les étudiants de la vingtaine étaient empreints d’une énergie caractéristique, d’une étincelle que Yûji ne voyait pas chez le jeune homme, et qu’il n’avait pas spécialement eue lui-même à l’époque.

Si la Corée lui manquait ? Pas vraiment non, il ne s’était jamais vraiment fait à ce pays. Il avait de beaux souvenirs, et fait de belles rencontres, mais le pays ne lui avait fait ni chaud ni froid. Alors pourquoi y avoir vécu 10 ans ? Parce que les choses s’étaient enchaînées et qu’il avait pris son temps avant d’accepter la possible confrontation avec son père. Avant qu’il n’ait pu répondre, Yamada avait déjà fini son repas. Impressionné, Yûji avala encore un peu du sien avant de s’exprimer.

« La Corée ne me manque pas spécialement, non. Je n’y suis pas allé par choix, mais comme j’avais une situation stable, j’y suis resté un moment. Je suis content de renouer avec mes racines. »

Il était rare que Yûji exprime ses opinions personnelles ou ses sentiments ainsi, en dehors des cours de théâtre où il était une tout autre personne. Et soudainement, il ressentit l’envie de tout arrêter. Cesser d’être prof, et tout donner pour relancer sa carrière de comédien. La conversation avec Yamada lui avait fait réaliser qu’il avait pas mal perdu son temps à se cacher confortablement dans une situation stable mais qui n’était pas son idéal de vie. Il était temps de se reprendre en main. Pourtant, cela faisait déjà plus de six mois qu’il enseignait ici, et risquait de devoir rempiler l’année suivante …
Yûji termina également son repas, tranquillement. Les deux protagonistes allaient bientôt prendre congé, il allait devoir retourner en salle des profs pour travailler.

Yamada sembla pensif suite aux révélations de Yûji sur son ancienne vie. Il était resté sobre, mais visiblement ses paroles avaient suscité des réflexions chez le jeune homme, semblant en proie à des tas de questionnements intérieurs. Le professeur respecta ce moment et resta silencieux, finissant son repas en silence.

Lorsque l’étudiant revint à la réalité, il constata que son aîné avait terminé de manger et rassembla ses affaires sur le plateau. Yûji fit de même. Il se leva pour le remercier et le saluer sobrement, sans artifice. La phrase suivante, dite avec tant de spontanéité, prit le professeur de court, ne s’attendant pas à ce que cet étudiant renfermé et timide lui balance ce genre de chose de but en blanc. Le nippon esquissa un léger sourire, aussi discret que sa personnalité, répondant à celui qui s’était dessiné sur le visage de son interlocuteur. Alors que Yamada prenait congé, Yûji lui répondit simplement, pour l’encourager en quelque sorte, appréciant sa personnalité et sa ténacité :

« C’est normal d’avoir peur. Quant aux moqueries, si tu sais passer au-dessus, elles ne t’atteindront plus. Et tu feras de tout cela une force qui te permettra de trouver ta voie. Prend soin de toi également, et bon courage dans tes études. »

Leur échange s’acheva sur ces paroles. Yûji n’était pas certain de recroiser ce Yamada à la personnalité intrigante, tout du moins pas lors de ses cours. Il avait bien montré sa hantise pour la scène. Mais il faisait partie des rares personnes qu’il avait envie de voir réussir, ne serait-ce que pour avoir un aperçu de ce qu’il pourrait accomplir avec sa motivation.
A son tour, Yûji se leva, débarrassa son plateau et regagna d’un pas assuré la salle des profs.

RP TERMINE