Yûji n’était pas spécialement stimulé par son métier de professeur. Il aimait le théâtre, mais il aimait surtout jouer. Il n’était pas l’homme le plus pédagogue de la situation, et son manque de sociabilité faisait qu’il avait des difficultés à faire preuve d’empathie avec ses étudiants. Qui plus est, ici ce n’était pas une école spécialisée en arts de la scène, c’était juste un secteur d’études niché au milieu du droit, de l’éco et de la politique. Certains étaient là sans vraiment savoir pourquoi ils avaient atterri ici et cela agaçait profondément le jeune enseignant. Pourtant, il restait respectueux et faisait au mieux pour honorer ses tâches, même si parfois l’envie de balancer ses étudiants par la fenêtre le démangeait fortement.

Notamment lorsqu’il s’agissait de fortes têtes comme ce Yamada Jun. Ce dernier avait demandé l’autorisation d’assister à l’un de ses cours pour observer et dessiner des expressions faciales pour son art. Yûji avait accepté mais il s’était dit que l’intégrer au cours pourrait être intéressant, pour montrer aux étudiants un peu paresseux que même quelqu’un qui n’était pas de la filière pouvait produire quelque chose de correct. Mais cela ne s’était pas aussi bien passé que prévu, et le dénommé Yamada, sûrement mal luné, s’était débattu et avait fini par lui imposer une chute qui lui avait valu un petit passage à l’hôpital et un léger bandage à la main. Le poignet serait rapidement guéri mais c’était assez handicapant, surtout que c’était sa main pour écrire. Il n’avait pas besoin de trop écrire pendant ses cours mais ça lui arrivait. Alors plutôt que de créer des ennuis au jeune homme en faisant remonter l’incident à l’administration et que ça risque de lui gâcher ses études pour si peu -l’erreur était humaine et même Yûji le perfectionniste le savait pertinemment-, il lui avait demandé de venir l’assister pendant certains de ses cours, notamment les plus théoriques, pour écrire à sa place entre autres. Il savait que ça ferait royalement chier le gamin et lui ça l’arrangeait.

Aujourd’hui c’était un cours magistral sur les auteurs internationaux du théâtre, et autres joyeusetés. Il en bâillait d’avance. Mais lorsqu’il parlerait à l’oral, ce serait Yamada qui écrirait les notions au tableau et il n’avait pas intérêt d’omettre des infos importantes, sinon il aurait affaire à lui. Il était d’ailleurs déjà là lorsque Yûji arriva. C’était bien, il était en avance. D’autres élèves étaient déjà là aussi, sûrement parce qu’ils avaient une pause entre leurs deux périodes et s’ennuyaient. En plus il faisait froid dehors.

« Bonjour Yamada. J’espère que tu es prêt à te rendre efficace. » dit-il simplement, toujours aussi bref et catégorique comme à son habitude.

Puis il se rapprocha du bureau où il déposa son sac et sortit ses documents en prenant soin de pas trop manipuler avec sa main droite. Voyant que c’était agaçant, il fit signe à Yamada de sa main gauche de le rejoindre :

« Tiens, sors mes documents de mon sac s’il te plaît, et sépare les copies d’étudiants de mes notes. »

Il allait prendre un malin plaisir à enquiquiner le jeune homme, même si d’ordinaire il ne s’adonnait jamais à ce genre de puérilité. Ca lui rappelait l’époque PRAYER …

Yûji était intérieurement amusé des réactions très carrées de l’étudiant : la position militaire, le « oui monsieur » très solennel … Il était stressé, cela se voyait, et c’était un peu la récompense pour Yûji après s’être fait « humilier » par ce dernier à son cours précédent jusqu’à se fouler le poignet en faisant une mauvaise chute. Il lui devait bien ça, non ? le jeune homme n’était pas de nature rancunière mais il estimait que lorsqu’on commettait une faute, il fallait la réparer, quelle que soit la méthode. Cela forgeait le caractère et apprenait à éviter de reproduire les mêmes erreurs. Ainsi, la prochaine fois, Yamada canaliserait ses émotions avant de s’en prendre à un professeur. En revanche, puisque c’était un accident, il avait jugé inutile de reporter ce dernier à une administration plus compétente qui aurait valu des ennuis inutiles à l’étudiant en arts.

Evidemment, comme le jeune professeur s’en doutait, le stress s’était emparé de son nouvel assistant et il fit tomber la liasse de documents par maladresse. Il s’inclina en s’excusant et s’empressa de tout ramasser pendant que des étudiants pouffaient se croyant discrets. Leur jetant un regard noir, car il détestait la moquerie, le jeune Koizumi lança d’une voix assez forte pour être entendue par tout l’amphi :

« Si ça vous fait rire, vous pouvez aussi le remplacer. Peut-être que cela développera votre agilité sur scène après tout. »

Tâcler gentiment ses étudiants ne prenant soin de ne pas franchir de limite inutile était un passe-temps auquel Yûji s’adonnait régulièrement. Si on était trop laxiste avec eux, ils se débinaient et se laissaient porter par leurs acquis, ce dont le professeur avait horreur. Les concernés se calmèrent aussitôt, gênés de s’être faits rembarrer devant tout le monde.

« Merci, Yamada. » dit-il brièvement lorsque ce dernier déposa les blocs devant lui. « Maintenant, tu peux prendre les copies annotées et les distribuer pendant que je prépare le cours. »

Ca allait occuper un peu les étudiants, et lui permettre de relire d’un rapide coup d’œil le déroulé du cours qu’il avait prévu. Il n’écrirait pas grand-chose au tableau et allait miser sur des seynètes d’improvisation pour que les étudiants mettent en application les conseils qu’il leur avait prodigués à la séance précédente. Ca lui permettrait de rester assis, et de ne pas écrire. Et il utiliserait Yamada comme assistant pour jouer des rôles neutres pendant qu’il évaluerait les participants.

Yûji jetait de temps à autre de brefs coups d’œil à Yamada pour voir s’il ne se faisait pas ennuyer dans les rangs pendant sa distribution de copies. Mais dans l’ensemble, à part des regards noirs par ci par là, tout semblait bien se dérouler.

« Aujourd’hui on va travailler l’improvisation. C’est votre meilleur atout au théâtre, tout comme au cinéma. Savoir improviser, s’approprier un thème pour proposer une performance qui vient de vous, que vous avez puisée au fond de vos souvenirs et expériences. »

Il n’y avait bien qu’en cours que Yûji déliait sa langue. Dans la sphère privée, il était plus que discret et n’aimait pas le contact social. Pourtant, en tant qu’enseignant, il ne se débrouillait pas trop mal visiblement. Et ça lui faisait plaisir d’enseigner dans sa langue maternelle, ça faisait longtemps. Même si les cours de comédie et d’acting lui venaient de Corée, ça lui faisait plus de choses à enseigner. Et il fallait le dire, les Coréens étaient tout de même plus doués à l’écran que les Japonais. Tout dépendait de l’agence qui produisait le film ou la série ceci dit.

« J’ai besoin d’un volontaire. Et ne traînez pas sinon c’est Yamada qui vous désignera. D’ailleurs Yamada, tu vas participer à l’exercice. »

Il ne savait pas si le jeune homme avait la trempe pour cet exercice mais il tenterait quand même.

« Yamada, va au centre de l’estrade. La personne volontaire va participer à ce qu’on appelle l’exercice du sculpteur. Cela permettra de travailler les expressions du visage et du corps, et c’est primordial au théâtre d’être expressif. »

C’était le point faible de cette classe.

« Yamada sera votre statue. Une personne de la classe va donner une émotion ou un thème à notre volontaire qui va devoir « sculpter » celle-ci sur Yamada, en bougeant ses bras, ses jambes, en lui faisant adopter une position particulière, en lui montrant quelle expression faciale faire. »

Il savait que ce ne serait pas simple puisque les Japonais n’aimaient pas trop se toucher entre eux, mais s’ils voulaient devenir comédiens, il allait falloir passer au-dessus de leurs aprioris, car du contact, au cinéma, il y en avait en permanence.

Yûji avait remarqué le visage déconfit de Yamada à l’annonce de l’exercice. Vraiment, ce jeune homme n’était pas fait pour le théâtre. Il commençait à mieux comprendre pourquoi, lorsqu’il avait souhaité le faire participer pour une meilleure intégration, il s’était débattu jusqu’à le blesser accidentellement. C’était logique au final. Il détestait être le centre de l’attention, cela se ressentait. Et Yûji n’aimerait pas être forcé à faire quelque chose qu’il détestait, il prit donc la décision de le laisser tranquille après le premier passage. Là, il avait déjà annoncé qu’il serait la statue, ce serait incohérent de le changer de rôle avant même d’avoir essayé, puis cela participerait encore plus à le ridiculiser, avec des étudiants capables de dire qu’il n’était même pas capable de se laisser manipuler pour un exercice. Yamada allait devoir serrer les dents et assumer le premier tour de passage, songea Yûji. Mais jusque-là, il s’était bien appliqué à lui rendre service donc il pensait que cela suffirait pour qu’il réfléchisse à deux fois avant de s’en prendre à un professeur, à canaliser son énergie.

Le professeur appela un étudiant au hasard, dont il connaissait bien la personnalité. C’était un jeune homme sérieux et appliqué, et qui ne s’amuserait pas à faire des choses dégradantes pour l’image de Yamada. Il espérait qu’avec cela, l’autre ne serait pas trop tétanisé. Il avait évité d’interroger une fille pour ne pas se retrouver avec un assistant faisant un malaise sur l’estrade. Il avait l’air tellement apeuré à l’idée qu’on l’approche, vu son regard déconfit, qu’il s’était abstenu de le torturer davantage.

« Pour cette première intervention, ce sera donc Yamada avec Miura. »

Il laissa les deux protagonistes se placer à leur guise, notamment Miura qui venait d’arriver sur l’estrade à la hauteur de son partenaire. Pour détendre l’atmosphère, et attirer l’attention de Yamada sur le fait qu’il laissait trop apparaître ses émotions sur son visage, Yûji annonça :

« Bon, c’est à quelqu’un dans l’amphithéâtre de proposer une émotion. Inutile de proposer la peur, elle se lit déjà sur le visage de Yamada. D’ailleurs, Yamada, il faudrait que tu adoptes une expression plus neutre pour le bien de l’exercice, si possible. »

Toujours un peu cash quand il disait les choses, Yûji manquait un peu de tact et de pédagogie mais c’était aussi ce qui le caractérisait, et les étudiants savaient qu’ils étaient entre de bonnes mains et que, même si ça le gonflait d’enseigner, Yûji s’investissait à fond pour ses élèves car ce n’était pas à eux de payer le fait qu’il aurait préféré jouer au cinéma ou au théâtre que d’être à Chûô.
Une étudiante leva la main pour proposer une émotion et Yûji l’interrogea :

« Miura devra sculpter l’enthousiasme sur le visage et le corps de Yamada, professeur. »

L’enseignant se retint de rire : cela risquait d’être très intéressant de voir son assistant temporaire se forcer à être tout content alors qu’il se décomposait intérieurement. Ce serait un très bon exercice.

Le théâtre était un art difficile, et Yamada Jun en était la preuve. Mais Yûji appréciait le fait que malgré son absence d’expérience, il essayait quand même de faire de son mieux. Il était apeuré mais pourtant il était debout sur l’estrade de l’amphithéâtre et se laissait manipuler par un parfait inconnu. Et rien que pour cela, le professeur estimait qu’il avait payé sa dette vis-à-vis de sa blessure qui serait de toute façon bientôt guérie.

Yûji était presque amusé de voir la mine déconfite de Yamada, qui n’avait absolument rien à voir avec l’émotion qu’il était censé interpréter. L’étudiant lui avait sculpté un sourire mais comme il était complètement crispé du reste du visage, cela lui faisait arborer une sorte de grimace étrange qui semblait ne pas amuser que lui. En revanche il avait la décence de ne pas montrer son amusement en adoptant une posture et une expression neutres, tandis qu’il voyait des étudiants glousser.

« Si la posture de Yamada vous amuse tant, Mademoiselle Naruse, vous allez le remplacer. »

D’un geste, il fit signe à l’étudiant sur l’estrade de s’interrompre, et le congédia pour le renvoyer à sa place après lui avoir fait ses remarques sur son travail qui était plutôt satisfaisant. Il était toujours un peu abrupt mais honnête et droit dans son enseignement.
Il appela également une autre étudiante pour « sculpter » Naruse. Il fit signe à Yamada de le rejoindre à côté de son bureau pendant que les deux filles se préparaient, et lui dit discrètement :

« Je pense que tu as payé ta dette. C’est bien d’avoir joué le jeu. »

C’était la première fois qu’il le complimentait au lieu de le charrier depuis le début du cours, la preuve que ce n’était pas non plus un homme de mauvaise foi. Il l’invita à s’asseoir et à observer à loisir les différentes sculptures qui auraient lieu pendant le cours et l’autorisa même à prendre des notes et dessiner pour ses projets. A l’origine, c’était pour cela qu’il avait rejoint son cours en auditeur libre alors autant lui laisser matière à travailler. Surtout que l’exercice du sculpteur était très intéressant pour aborder des croquis sur le corps humain et ses postures. Le cours serait bientôt fini et Yûji avait bien l’intention d’échanger quelques mots avec Yamada sur son ressenti à la fin de ce dernier, peut-être autour d’un thé ou … vu l’heure, d’un bon curry au réfectoire, qui sait. Il n’était pas rancunier et estimait que l’équilibre était revenu entre eux, et il ne comptait pas non plus s’acharner sur lui.