Lorsque Livia lui répondit cette phrase à double sens, Shôji ne sut pas vraiment comment l'interpréter. Elle était à ses pieds au niveau de sa musique en tant que fan ou ... ? Il préféra laisser cette réflexion pour plus tard, ce n'était pas vraiment le moment de se prendre la tête sur des suppositions. Il s'était donc contenté de rire de bon coeur, et de passer à autre chose.

Cette autre chose fut la discussion concernant la soeur de Shôji. Comme d'habitude, Livia s'était montrée de très bon conseil et avait réussi à apaiser Shôji et ses inquiétudes infondées. Grâce à elle, il réussit à se détendre un peu et à accepter ce qu'elle disait, autrement dit le fait qu'il était capable d'arranger les choses avec sa soeur à condition de laisser le temps au temps. Elle avait sûrement raison : il se mettait trop la pression avec cette histoire. A force de vouloir être un bon frère, il en faisait trop et se sentait coupable même quand il n'y avait pas raison de l'être. Il fallait qu'il se détende et qu'il se laisse aller.

Il était temps de rentrer. Livia avait blagué concernant l'idée de camper à l'aéroport, ce à quoi il avait rétorqué que si elle insistait, ils pouvaient aller camper à la belle étoile au Mont Takao. Elle avait ri et avait finalement proposé à Shôji de passer la soirée chez elle, après qu'il ait suggéré de la raccompagner. Il avait été assez surpris et cela devait sûrement se lire sur son visage mais il avait avait accepté chaleureusement.

Un trajet en train plus tard et les deux complices étaient arrivés à Seiseki, après presqu'une heure de route.Il ne connaissait pas le chemin vers chez elle donc il l'avait laissée le guider. Il remarqua qu'elle vivait près de la gare, elle avait dû trouver cela plus pratique pour ses déplacements. Mine de rien, même si Seiseki était une ville de la campagne urbaine de Tôkyô, elle était assez grande et lorsqu'on bougeait beaucoup, cela pouvait être plus pratique d'habiter près de la gare.

Livia lui souhaita la bienvenue chez elle, puis referma la porte derrière elle. Elle lui intima de laisser sa valise dans l'entrée et qu'elle s'en occupererait plus tard. Il acquiesça, laissa ses chaussures dans l'entrée en bon petit Japonais et pénétra timidement dans la pièce principale. C'était plutôt bien agencé, et elle avait habilement réussi à se faire un coin streaming sans que cela dénature la décoration globale des lieux. Il reconnut les décors qu'elle montrait dans ses lives.

" Ouah, ça fait bizarre de voir l'envers du décor ! "

Il sourit, continuant d'observer tout autour de lui. C'était confortable et chaleureux, plutôt accueillant. Il était reconnaissant qu'elle l'accepte chez elle alors qu'il n'avait jamais proposé de lui montrer sa coloc.


" Bon, avec notre interminable pause café et le trajet, il va bientôt être l'heure de manger ! Tu as faim ? Tu veux qu'on commande un truc et qu'on regarde un film ? On peut cuisiner aussi, mais j'espère que tu ne tiens pas à tes ustensiles ! "

Le ventre sur pattes avait parlé. Shôji était glouton à ses heures et aimait manger et bien manger. Le jeune homme, en revanche, n'étais pas spécialement doué en cuisine et était plutôt team plats préparés. Il finissait souvent au combini à acheter des conneries à grignoter et on se demandait comment il pouvait garder la ligne en mangeant aussi mal et sans vraiment faire de sport. L'idée de commander était donc alléchante et vu que Livia avait fait un long voyage, elle aurait sans doute peu de motivation pour cuisiner.

Déçu n’était pas le mot qu’aurait employé Shôji à la vue de l’appartement de Livia. Il était surtout surpris car, même s’ils conversaient depuis des années, il n’avait jamais pénétré dans son espace privé et par conséquent, il ne savait pas quels genres de goûts elle avait en termes de décoration et d’ambiance.

« Non au contraire ! J’ai toujours tenté d’imaginer dans quel environnement tu vivais sans succès, c’est sympa de mettre un visuel dessus ! C’est très accueillant chez toi. »

Il allait mettre quelques minutes pour s’habituer à sa propre présence ici, habitué à sa coloc’ et les soirées LINE avec Livia. La réalité était tout autre chose et même si cela faisait désormais quelques mois qu’ils se fréquentaient « irl », Shôji avait encore des moments de bug, trop habitué au virtuel. Pour chasser sa gêne et le fait qu’il soit un peu intimidé, le jeune homme proposa de commander à manger pour se poser devant un film. Il avait plaisanté sur ses qualités de chef cuistot, mais Livia le connaissait assez pour savoir que son alimentation se composait essentiellement de Cup noodles et d’onigiri du combini. Et elle n’hésita pas à le taquiner en retour en lui disant qu’elle ne souhaitait pas finir à la rue parce que son appart’ aurait pris feu.

« T’es vache quand même. Mais commander c’est mieux ! »

Avant qu’il ne puisse ajouter quelque chose, Livia lui dit qu’elle allait l’abandonner quelques minutes le temps de se doucher et se changer. Ah bah effectivement, elle avait sûrement besoin d’une douche chaude et de vêtements propres et confortables après un long vol, il n’y avait même pas pensé.

« Bien sûr, prend ton temps ! »

C’était une fille, elle allait sûrement prendre des heures à se préparer, même s’il imaginait mal Livia être ainsi. Même par messages, lorsqu’elle s’éclipsait pour se doucher, ce n’était jamais bien long quand il y réfléchissait. Et avant qu’il n’ait pu rétorquer quoi que ce soit, elle insista pour l’inviter et lui demanda de choisir le repas. Avait-il le choix ? Non pas vraiment.

Livia avait disparu dans la salle de bains et Shôji s’était vautré dans le canapé. Il pensa alors au fait que si les commandes à domicile étaient assez répandues en Europe et au Canada, le Japon n’était pas hyper avancé sur le domaine et ce n’était que récemment que les UberEat et autres Deliveroo avaient commencé à percer. Et c’était uniquement dans les grandes villes. Il tenta quand même de trouver quelque chose qui livrait à Seiseki. Visiblement, il y avait une pizzéria qui livrait ! Ce serait donc pizza.
Il aurait pu être fourbe et déjà commander pour l’empêcher de l’inviter, mais il fallait parfois accepter sa défaite. Et puis Livia revenait déjà, les cheveux mouillés. Shôji se surprit à déglutir discrètement en la voyant. Il l’avait toujours vue pimpante, bien habillée et maquillée durant leurs sorties. Là, elle était plus naturelle, au sortir de la douche dans une tenue confortable. Il ne s’était pas attendu à cela, et encore moins à ce que ça le trouble ainsi. Mais il n’eut pas l’occasion de se préoccuper plus longtemps de cela, puisqu’elle lui demanda ce qu’ils allaient regarder.

« Tu rigoles j’espère ! J’ai à peine eu le temps de réfléchir au repas. T’es trop rapide, t’es pas une fille normale ! Je pensais avoir au moins 30 minutes de marge » la taquina-t-il.

Blague à part, il ne savait pas ce qu’aimait Livia et le mieux était de lui demander.

« En vrai, je sais pas si on a déjà vraiment parlé de films ou de séries. Tu aimes quoi ? Plutôt vie quotidienne, fantastique, horreur ? »

Il espérait qu’elle ne choisirait pas l’horreur car il n’était pas du tout téméraire et risquait de crier comme une petite fille à chaque screamer.

Oui, elle avait raison, et non, il ne boudait pas. Mais il savait que Livia plaisantait sur cela et que c’était de toute façon leur manière de s’exprimer entre eux. Les boutades incessantes étaient une habitude chez eux, et si la conversation avait été trop sérieuse, sur des thématiques futiles, un malaise se serait certainement installé entre eux. Ils savaient être sérieux lorsque la situation l’exigeait, mais généralement, sur les petites choses du quotidien, ils appréciaient tant l’un que l’autre ces petites taquineries.

« Tu as presque toujours raison, sauf quand t’as tort ! » rétorqua-t-il, enfantin.

Peu après, Livia était partie prendre une douche. Elle s’était littéralement éclipsée une dizaine de minutes, laissant à peine le temps à Shôji de réfléchir au repas. Il s’était arrêté sur une pizza, mais il lui demanderait certainement son avis avant de valider. De toute façon, elle insistait pour payer.
Lorsqu’elle revint, il exprima à voix haute son choc qu’elle eut été si rapide à prendre sa douche. Pour la charrier, il lui dit qu’elle n’était pas normale et, de bonne guerre, elle lui répliqua qu’elle y passerait des heures la prochaine fois.

« Je suis sûre que tu t’ennuierais profondément dans la salle de bains. Et interdiction d’y prendre ton téléphone, tu passerais ces trois heures à mater des streams ! »

Elle aurait certainement voulu s’occuper pendant ce long laps de temps, effectivement. Livia avait tendance à être assez active, et il avait parfois l’impression qu’elle avait du mal à juste se poser sans rien faire.
La conversation s’orienta vers les films, et elle précisa qu’elle avait horreur des … films d’horreur. Quelle ironie ! Cela tombait bien, il n’aimait pas ça non plus. En revanche, la fin de se phrase lui fit hausser un sourcil : dormir ici ? Il avait bien entendu ? C’était la première fois qu’il venait ici et elle suggérait de rester dormir sur place ? Rien que pour ça, il proposerait bien un film d’horreur tiens … Mais comme il ne voulait pas qu’elle voit que cette intervention l’avait perturbé, il répliqua d’une énième blague :

« Bon bah rien que pour ça, je devrais dresser une liste de films d’horreur tiens. Mais par contre si je dors ici je prends ton lit et toi le canapé hein ! »

En disant une telle ânerie, Shôji espérait que Livia se focalise sur son envie de rétorquer et pas sur le fait qu’il avait implicitement accepté de rester et que ça lui ferait même plaisir. Mais il savait qu’elle n’était pas stupide. Depuis quand cherchait-il à masquer les apparences ?
Livia le ramena sur Terre lorsqu’elle évoqua le fait d’apprécier les films fantastiques ; il n’était pas surpris mais ça l’arrangeait : elle l’avait pas parlé de films romantiques, sa hantise.

« Fantastique ça me va aussi. Tu as un titre en tête ? J’ai choisi le repas, tu choisis le film. »

La soirée promettait d’être intéressante, et bien différente de leurs entrevues habituelles.

Livia avait une bonne répartie et parfois bien meilleure que celle de Shôji. Mais une chose était sûre, c'était qu'elle détestait perdre son temps, et vu sa réaction, se pomponner dans la salle de bains faisait partie des pertes de temps à ses yeux. Mais il pouvait comprendre : lui-même, lorsqu'il était à l'université, avait fréquenté des jeunes filles plus absorbées par leurs couches de maquillage que par leurs études. Elles passaient tant de temps à se démaquiller le soir qu'une fois sur deux, le musicien s'endormait avant leur retour.

" Moi non, plus, encore un mystère de la vie. " dit-il, sur un ton de plaisanterie.

Il s'était ensuite agi de savoir quel genre de films ils allaient regarder. Livia lui avait tendu ce qu'il avait pris pour une perche en lui disant que s'ils regardaient des films d'horreur, elle passerait sa soirée à se cacher et il faudrait qu'il reste dormir chez elle. Il avait été surpris de cette invitation déguisée alors que c'était la première fois qu'il mettait les pieds dans son appartement. Pour masquer le trouble, il avait plaisanté sur le sujet en lui disant qu'il lui piquerait son lit. Idée qui, étonamment, ne plut pas à la demoiselle. Elle lui rétorqua que c'était hors de question et qu'il se contenterait bien du canapé.

" Eh bien, on est mal reçu chez toi ! Je suis choqué et déçu "

Le jeune homme éclata de rire à sa propre bêtise en espérant que ça ferait tout autant rire Livia. Il valait mieux rire de ces choses perturbantes, sinon un gros malaise risquait de s'installer entre eux. Et pour sa première soirée ici, il n'avait pas spécialement envie que l'ambiance soit tendue et étrange. Mais il n'avait cependant pas rêvé, Livia lui avait proposé de rester dormir ici s'ils regardaient un film d'horreur. Mais étant donné qu'ils n'allaient sûrement pas en visionner un, l'invitation tiendrait-elle toujours ? Shôji décida de ne pas se préoccuper de cela pour le moment et de laisser le hasard de la soirée faire les choses.

Livia proposa alors un Seigneur des Anneaux, Harry Potter ou Ghibli. Cela faisait bien longtemps qu'il n'avait pas revu de films d'animation de son pays natal, même si ces derniers étaient de plus en plus populaires à l'étranger.

" Oh tiens, un Ghibli, ça fait super longtemps que je n'en ai pas vu. Y en a un que tu préfères ? Y en a pas justement un dont les décors sont inspirés par Seiseki ? "

Tout en disant cela, Shôji pianotait sur son téléhone pour chercher l'information. Il trouvera le titre : " Mimi wo Sumaseba ". Il tendit son portable à Livia pour lui montrer sa trouvaille et lui dit, le sourire aux lèvres :

" Je ne l'ai jamais vu ! Ca te dit ? "

Puis la jeune femme relança la conversation sur le repas. Il avait presque oublié qu'il fallait commander, alors qu'il mourait de faim. Il reprit son téléphone pour retourner sur l'application de commande, et montra sa trouvaille à Livia :

" Bon, le Japon c'est pas encore ça avec UberEats and co, et encore moins Seiseki. Mais j'ai trouvé une petite pizzéria sympa, t'en penses quoi ? On commande ? "

Shôji avait réussi à taquiner suffisamment Livia pour qu’elle fasse mine d’être offusquée, qu’elle lui réponde qu’elle aurait pu gentiment lui proposer le sol en guise de coucher, et qu’elle lui balance un coussin en pleine figure. Le musicien le rattrapa et le lui renvoya. Il voyait à quel point elle se retenait d’éclater de rire et il tenta également de résister pour ne pas lui donner raison. Quelle vilaine fille. Mais il adorait ces jeux de chat et de souris avec Livia, où ils pouvaient tantôt se chamailler comme deux enfants, tantôt converser des heures durant sur le sens de la vie. Mais bizarrement, il avait toujours été plus sérieux à l’écrit avec elle et plus jovial et taquin depuis qu’ils avaient commencé à se fréquenter en vrai. Comme quoi, les relations évoluaient. Le jeune homme était vraiment content de voir l’avancée de la leur. Passer du stade de « fans » mutuels qui s’écrivaient des banalités sur les réseaux sociaux à des confidents et piliers dans la vie de l’un et l’autre était un bel accomplissement. Aujourd’hui, Shôji était incapable d’imaginer un quotidien sans Livia. Cela sonnerait vide et creux. Et lui qui avait grandi loin de sa sœur, ces moments de complicité lui faisaient un bien fou. Pourtant, il ne pensait pas voir une sœur en elle, loin de là. Plutôt une meilleure amie, une confidente, et peut-être autre chose qu’il ne savait pas définir clairement et qu’il laissait sagement dans un coin de sa tête. C’était pas très raisonnable de craquer pour ses amis, la relation n’était plus jamais la même après cela. Alors, même si une petite voix dans sa tête lui criait que Livia était une femme incroyable, il la faisait taire 99% des fois et se martelait le cerveau à coups de « c’est ton amie, ne déconne pas ».

Finalement, le choix du film s’était fait à deux. Livia avait proposé un Ghibli et Shôji avait suggéré un titre qui la convainquit aussitôt. Elle aussi avait mis ce dernier sur sa liste de films à voir, ce qui lui fit plaisir. C’était sympa de voir un film ensemble, mais encore plus quand aucun des deux ne l’avait vu. Ravi de sa trouvaille, le musicien répondit :

« Alors c’est un deal ! Je me demande de quoi ça parle. »

Il avait tendance à ne pas lire les scripts des films avant de les visionner, et il évitait également les teasers pour se laisser un minimum de surprise. Après, tout dépendait du film en question mais en l’occurrence, il ne savait rien de celui-ci. Il avait donc fortement hâte de le découvrir ce soir avec Livia. Mais avant cela, la bouuuuffe ! Il avait proposé sa suggestion à la jeune femme qui acquiesça très rapidement, affamée.

« Ah non hein, j’ai pas envie de devoir te porter jusqu’à ton lit moi ! »

Il était insupportable, intenable, insortable. Il observa alors Livia s’éclipser après avoir passé la commande, et la vit revenir avec une grosse couverture. L’espace d’un instant, il se demanda si elle comptait lui proposer de la partager et se sentit tout chose face à cette idée. Eux, sous une couverture à manger des pizzas en regardant un bon film ? C’était tout un scénario qui, s’il ne faisait pas taire sa petite voix, risquait de prendre une tournure inévitable. Décidant de continuer de nier les évidences sciemment, Shôji lança une énième boutade :

« Bah alors, t’as passé 1 mois en Islande et t’oses me dire que t’es frileuse ? Ou alors tu anticipes mon lit de fortune sur le canapé. C’est trop gentil, merci ! »

Oui oui, continue de nier et de raconter des blagues plus grosses que toi pour cacher ton malaise ! Ca allait finir par lui retomber dessus à force, et il commençait à en prendre conscience.