La rentrée approchait à grands pas, et avec elle son lot de projets, d’anxiétés et de challenges à relever. Les six premiers mois s’étaient bien passés pour Ayame même si cela n’avait pas toujours été rose. Elle s’en était sortie, avait réussi ses examens à force de réviser avec Mia et Reina. Elle avait fait connaissance avec des résidents de Seiseki -pas tous, ils étaient nombreux et ne vivaient pas tous au même rythme, elle avait parfois affronté ses démons, comme la dernière fois à Roppongi Hills. Et maintenant, elle était plus que décidée à se dégoter un baito. Et cette idée d’être assistante mangaka la rongeait depuis des lustres. Depuis que cela devenait concret dans sa tête, la demoiselle passait son temps à dessiner, plus que d’ordinaire, profitant des vacances d’été pour bouger dès qu’elle le pouvait, cherchant l’inspiration, afin de s’améliorer en backgrounds. Elle qui avait toujours eu des facilités à dessiner des portraits, dessiner des décors était un véritable challenge pour elle. Mais elle appréciait, et selon elle, le jeu en valait la chandelle.

Ce soir encore, elle avait beaucoup dessiné et avait étalé tous ses croquis à même la moquette afin de les trier. Elle souhaitait constituer un book pour le présenter lors de potentiels entretiens d’embauche. Elle ne s’était pas vraiment renseignée sur le métier et les conditions pour être acceptée, mais elle imaginait que si son trait était convainquant, elle aurait ses chances. Et son mutisme ne devrait pas être un handicap dans ce genre de boulot ou parler n’était pas forcément nécessaire. Elle espérait donc de tout cœur que ce projet se concrétiserait, et elle se préparait car, dès que la rentrée serait passée et qu’elle aurait déterminé son emploi du temps, elle pourrait postuler.

Quelqu’un frappa à la porte, l’extirpant de ses pensées. Mia, peut-être ? Ou Yuzu ? Repoussant les dessins encore posés sur se genoux, Ayame se releva, les jambes un peu engourdies à force d’être assise par terre en tailleur.
Elle se dirigea vers la porte et constata au passage qu’il était déjà l’heure du dîner et qu’elle n’avait rien préparé, trop concentrée dans sa tâche. Un coup d’œil au judas lui permit de constater que ce n’était ni sa meilleure amie, ni sa nouvelle amie depuis la première rentrée. Et en plus c’était un homme. Bon. Aya’ inspira et expira plusieurs fois, et finit par ouvrir, juste à temps avant que l’autre pense qu’il n’y avait personne à la chambre 303.
Elle inclina légèrement la tête en guise de bonsoir, toujours incapable de dire quoi que ce soit. Elle se demandait ce qu’un voisin pouvait bien lui vouloir à une heure si tardive.

Ayame put relâcher la pression qui était montée en elle. C’était juste un voisin qui voulait être dépanné en sauce soja car il avait oublié d’en acheter à ses dernières courses. Il débitait un flot de paroles assez conséquent pour une simple dose de sauce, ce qui eut pour effet de faire sourire légèrement la jeune fille. C’était assez rare qu’elle soit capable d’être détendue face à un homme. Peut-être était-ce l’ambiance bienveillante de la résidence qui déteignait sur elle ? Ou peut-être était-elle en train de se remettre doucement de son traumatisme. Elle avait hâte de faire part de la nouvelle à Mia.
Pour ne pas laisser le voisin dans l’embarras, elle eut un geste réflexe un peu étrange si on ne savait pas qu’elle était muette : elle leva le pouce au niveau de son visage de manière énergique, l’air de dire « je m’en occupe pas de soucis ! », puis disparut dans le petit couloir du studio, côté kitchenette. Se rendant alors compte que le jeune homme devait vraiment la prendre pour un ovni, elle récupéra au passage son téléphone et tapota rapidement :

Je suis désolée, je ne parle pas. Pas encore. Vraiment désolée si tu m’as trouvée un peu bizarre … Garde la sauce, c’est la fin du pot, et j’en ai un d’avance, le soja c’est la vie ! Et pour ton offre … Je ne voudrais pas te déranger pendant ton repas, voyons ! Et puis j’ai déjà mangé.

En effet, elle aurait été ravie de partager un repas avec un voisin de la résidence qu’elle s’étonnait de n’avoir d’ailleurs jamais croisé jusqu’alors. Etait-il nouveau ici ou était-il juste discret ? Mais il n’en restait pas moins un homme, elle était encore méfiante, même s’il avait l’air chou et innocent. Toujours est-il que peut-être qu’il voulait juste manger en paix devant Netflix, et qu’il lui avait proposé une assiette par politesse pour se dédommager de lui avoir demandé de la sauce, après tout. Peut-être était-il insociable et voulait rester seul et espérait qu’Ayame refuse son invitation. Ah, elle se posait trop de questions ce soir.
Elle revint avec la sauce et le téléphone, qu’elle lui tendit en premier afin qu’il comprenne la situation. Mais son ventre criant famine se fit remarquer pile au moment où le jeune homme lisait le message où elle et trahit son petit mensonge concernant le fait qu’elle avait déjà mangé. Ses joues rosirent légèrement et elle se passa une main dans les cheveux, tout en lui tendant la sauce soja de l’autre. Derrière sa porte grande ouverte, ses dessins et croquis jonchaient toujours le sol, puisqu’elle avait interrompu son classement subitement à l’entente de la sonnerie. Elle ne s’était même pas rendu compte qu’ils étaient à la vue de tous.

Une feuille volante passa d’ailleurs sous ses pieds, envolée par un courant d’air causé par la porte ouverte et le petit vent venant de l’extérieur. Oh non ! Ses dessins ! Fourrant sans ménagement la sauce soja dans les mains de son voisin, elle courut tout ramasser en trombe pour éviter un accident. Elle était bonne pour recommencer à tout trier …
Elle revint à l’entrée, sa liasse de feuilles en main, et s’inclina poliment pour s’excuser. Il n’y en avait pas un pour rattraper l’autre avec leurs excuses à outrance.